Une belle jeunesse
C’est en 1510 que naquit Bernard Palissy, le grand artiste qui nous a laissé, avec ses chefs-d’œuvre de la céramique, le souvenir d’un noble caractère, d’une volonté et d’une persévérance inébranlables, d’une conscience sans peur et sans reproche.
On ne sait pas exactement où il vit le jour, on croit que ce fut au village de la Chapelle Biron, situé en Périgord, entre Bergerac et Agen.
Ses parents étaient pauvres, et ne purent guère lui faire donner d’instruction.
Le peu qu’il savait, il disait qu’il l’avait appris " avec les dents. "
Cette expression montre à la fois les difficultés qu’il y rencontra, et la ténacité qu’il y apporta.
Il regretta toujours de n’avoir pas fait d’études plus complètes, et de n’avoir pas appris le latin.
" Je ne suis, écrivit-il, qu’un simple artisan bien pauvrement instruit aux lettres. "
Que de peine il se donna plus tard pour suppléer aux lacunes de sa première éducation !
A l’heure de prendre un état, il choisit celui de peintre-verrier.
C’était un métier qui touchait à l’art.
Il consistait à colorier le verre, à le découper en losanges nuancés et à former ces mosaïques transparentes servant de verrières dans les cathédrales, les églises, les châteaux, sans parler des magnifiques vitraux composés par de grands artistes, que nous admirons encore de nos jours.
Ce devait être un véritable plaisir, pour un esprit affiné comme celui du jeune Bernard, de combiner les couleurs, de créer des dessins, de contempler les rayons bleus, les rouges, les ors en ruissellement féérique de pierreries !
Son apprentissage terminé, il partit, - comme la plupart des jeunes gens d’autrefois, - pour faire son tour de France.
A partir de ce moment-là, on a des précisions sur sa vie, car dans les écrits qu’il a laissés, il parle de ses voyages de façon montrant que non seulement il travaillait courageusement pour gagner son pain quotidien, mais encore, il observait les choses, les gens, admirait les mille spectacles de la nature, si différente d’une région à l’autre, et tirait de tout ce qu’il voyait et entendait des réflexions pleines de sagacité.
Son métier le faisait vivre.
Quand, sur la route, une église, un monastère, un château demandait des vitraux, il s’arrêtait, se mettait à l’œuvre.
Puis, après un séjour de quelques semaines ou de quelques mois, il enfermait dans sa bourse de cuir les pièces d’argent ou de cuivre qu’il avait gagnées, fixait à ses épaules le sac contenant son mince bagage de jeune homme pauvre, reprenait son bâton de voyageur et allait plus loin.
Maintenant, avec les autos qui brûlent les étapes, on n’a plus qu’une idée : arriver au but le plus vite possible !
On n’a le temps de rien contempler, de rien admirer.
Nos adolescents ignorent le charme de ces voyages à pied, comme ceux que fit Bernard Palissy, cheminant léger, le cœur joyeux de son indépendance, de sa liberté, joyeux surtout de ses vingt-ans, le long des grandes routes de France !
Il a vu le majestueux confluent de la Dordogne et de la Garonne, à chercher la raison du mascaret qu’il a observé au bec d’Ambès.
Il a visité les pittoresques bords du Lot et du Tarn, et y a remarqué des méthodes d’agricultures différentes de celles de son pays natal.
Descendant toujours vers le Sud-Ouest, il a résidé à Tarbes, a fait des ascensions dans les Pyrénées, s’est émerveillé de leurs sommets grandioses, et toujours observateur, s’est demandé d’où provenaient les propriétés bienfaisantes de leurs eaux thermales.
Les suivant dans toute leur longueur, de Bagnères et Cauterets, il est passé à Narbonne, à Montpellier, puis à Nîmes où il s’est senti bien petit devant les colossales arènes, et surtout devant le Pont du Gard dont il a écrit :
" Le dit pont est une œuvre admirable, car pour venir depuis le bas des montagnes jusqu’à leur sommet, il a fallu édifier trois rangs d’arcades d’une hauteur extraordinaire, et construire en pierres de merveilleuse grandeur. "
Le jeune artisan a vu encore la Provence ensoleillée, est remonté vers la Savoie, l’Auvergne, la Bourgogne, le Poitou, l’Anjou et jusqu’à la Bretagne, où il a visité Nantes et Brest.
Quels trésors de souvenirs, de connaissances il amassa pour toute sa vie !
Et ses observations sont si sages, qu’on pourrait en faire son profit de notre temps comme au seizième siècle.
Ainsi, il a contemplé les forêts, il les aime parce qu’elles sont l’œuvre du Créateur et l’ornement de la terre.
Il se désole qu’on coupe ces hautes futaies, qu’on détruise sans songer au dommage qui en résultera pour l’avenir.
Cette destruction est un malheur et une malédiction pour la France.
Il voudrait qu’on fût obligé de planter partout des chênes, des noyers, des châtaigniers…
Il s’indigne contre les bûcherons pour la brutalité qu’ils mettent à tailler les arbres, contre les laboureurs pour le peu de soin qu’ils prennent de leurs instruments….
A ses yeux, tout travail doit être sacré.
Nous reconnaissons bien là déjà le futur héros de l’émail, prêt à tout sacrifier à sa tâche !
En son vieux français savoureux, il critique le luxe des seigneurs :
" Nos grands dissipent leurs revenus en bravades, dépenses superflues, tant en accoutrements qu’autres choses.
" Il leur serait plus utile de manger des oignons avec leurs tenanciers, et les instruire à bien vivre, leur montrer le bon exemple…"
Ces conseils de simplicité et de sobriété ne semblent-ils pas tout aussi actuels aujourd’hui, comme ces lignes au sujet de certains paysans :
" Fols laboureurs, qui lorsqu’ils ont un peu de bien, qu’ils auront gagné avec grand labeur en leur jeunesse, auront après honte de donner à leurs enfants leur état, et voudront les faire plus grands qu’eux-mêmes….
" Et ce que le pauvre homme aura gagné à grande peine et labeur, il le dépensera en grande partie à faire de son fils un monsieur, lequel monsieur aura enfin honte de se trouver en la compagnie de son père, et sera mécontent qu’on dise qu’il est fils d’un laboureur. "
Le robuste bon sens de Bernard Palissy ne l’empêchait pas de s’intéresser aux plus petites choses, par exemple à Angers un orfèvre lui montra une fleur pétrifiée qu’il trouva " fort admirable. "
Ce fut probablement la première fois qu’il vit un de ces fossiles dont la science devait le passionner plus tard.
Après des années de pérégrinations, le jeune verrier se fixa à Saintes, la capitale de la Saintonge, où il allait passer vingt-cinq ans et parvenir à la fortune et à la gloire, mais au prix de quelles souffrances ! …..
L’artisan héroïque
Saintes était encore, à l’époque de Bernard PALISSY, une ville fortifiée, ceinturée de remparts, aux rues étroites et tortueuses.
Le peintre-verrier épousa une fille du pays, et vint habiter au faubourg des Roches, une humble maison agrémentée d’un jardin qui faisait son bonheur.
" Je n’ai en ce monde, disait-il, trouvé une plus grande délectation que d’avoir un beau jardin. "
Le proche voisinage d’un ruisseau se jetant dans la Charente était aussi pour lui une cause de douces jouissances.
Pour me récréer, je me promenais le long des aubiers, et en me promenant sous les ombrages, j’entendais les eaux du ruisseau et la voix des oiseaux.
Installé à Saintes, Bernard continua à exercer son métier de peintre-verrier, mais le métier allait mal.
On préférait de plus en plus aux vitraux coloriés, les vitres ordinaires.
Les commandes se faisaient rares, et cependant, la famille augmentait, les bébés se succédaient nombreux, comment faire vivre tout ce petit monde ? ....
Heureusement, le laborieux ouvrier avait étudié le dessin, la géométrie, l’arpentage.
Il pouvait tracer des plans, et ce fut une source précieuse de revenus.
Pour des ventes, des procès, des héritages, on lui faisait mesurer et dessiner des terrains, des propriétés.
Et même en 1544, les commissaires envoyés par le roi pour ériger les gabelles au pays de Saintonge le chargèrent de lever les plans des marais salants de toute la côte.
Il eut ainsi l’occasion de faire encore un de ces beaux voyages, pleins d’observations intéressantes et utiles, qu’il avait tant aimés dans sa prime jeunesse.
A l’île d’Oléron, il rassembla toute une collection d’oursins, et le voilà captivé par les questions d’histoire naturelle !
A Soubise, il examina un rocher jadis couvert par l’eau de mer qui, en se retirant, avait laissé une grande quantité de poissons pétrifiés.
Se rappelant la fleur " fort admirable " vue jadis à Angers, il fit de précieuses observations sur les transformations successives de l’écorce terrestre.
Il remarqua aussi les particularités curieuses des mouvements de l’Océan qui, à certains endroits, ronge la côte, et à d’autres s’en retire.
A preuve Souval, où les travaux de défense contre le flot sont constamment emportés et où la mer avance toujours, grignotant la falaise, démolissant les villas !
Et Châtel-Aillon, la capitale de l’Aunis fortifiée par Charlemagne, la grande et populeuse cité ceinturée de quatorze hautes et fortes tours... Déjà presque submergée au seizième siècle, elle n’est plus qu’un souvenir.
Elle s’est engloutie dans les eaux comme la ville d’Ys de la légende, et sur ses vestiges s’élèvent aujourd’hui les petits chalets clairsemés de Châtelaillon, la moderne balnéaire !
D’autre part, aux environs de Marennes, près de Brouage, la lugubre cité tour de Broue, jadis cité battue par le flot montant, s’est vue au cours des siècles isolée dans la campagne, entourée de plusieurs lieues de marécages.
Et, lors du voyage de Bernard Palissy, les vieillards du pays lui racontaient qu’en leur enfance, ils allaient encore à pied, par la terre ferme, de l’île d’Arvert en l’île d’Oléron.
Arvert est maintenant une presqu’île verdoyante, rattachée au continent, tandis que l’île d’Oléron est séparée de la côte par un bras de mer d’une quinzaine de kilomètres !
Mystérieuses transformations de notre globe, bien propres à faire réfléchir un penseur !
Le travail de Palissy dans les marais salants fut long et, fort heureusement, bien payé, car malgré tout son courage, ses deux métiers ne parvenaient plus à suffire aux besoins croissants de la maisonnée.
Un jour, jour mémorable, Antoine de Pons, un noble seigneur du voisinage pour lequel il avait eu l’occasion de peindre des vitraux, lui montra une coupe émaillée, apportée d’Italie où ce genre de céramique, transmis de génération en génération, était jalousement conservé….
Avec admiration, l’artisan, habitué aux fluides et lumineuses couleurs de ses verrières, contemplait les teintes magiques de cette œuvre d’art.
Il avait demandé à son heureux possesseur de la lui prêter quelque temps.
Il n’en pouvait plus détacher son esprit, cela devenait une obsession, une hantise… ;
Oh ! trouver, lui aussi, le moyen de fabriquer des objets semblables !
Enrichir sa patrie de cette merveilleuse invention !
Découvrir le secret de l’émail !
Il ne se doutait pas qu’il lui faudrait, pour arriver à ce résultat, quinze ans de travail, de luttes, de misère !
Il ne connaissait aucune des matières dont se composent les émaux.
Il le disait lui-même :" je n’avais nulle connaissance des terres argileuses, je n’avais jamais vu cuire de la terre. "
Qu’importe !
Il prend toutes les substances qu’il croit lui être utiles, les broie et les mélange, il en enduit des poteries qu’il met au feu… mais hélas !
Lorsqu’il les en retire, ses matières sont brûlées, une autre fois, elles sont fondues, ses vases sont barbouillés d’une vilaine couche de peinture qui ne rappelle en rien la solidité, le brillant de l’émail !
Il recommence…. recommence encore, dix fois, cent fois, cherchant toujours, toujours déçu ….
Peut-être ses échecs viennent-ils d’un défaut de cuisson ?
Qu’a cela ne tienne !
Il y a des verriers sur la route de Saintes à Saint Jean d’Angely, dans un hameau qui s’appelle à présent la Vieille-Verrerie, il leur demandera la permission d’utiliser leurs fours….
Pendant deux ans, Bernard Palissy ne fait qu’aller et venir de Saintes à la Verrerie, y transportant ses vases, surveillant leur cuisson, rempli d’espoir lorsque ses compositions semblent se solidifier, et l’instant d’après constatant que rien ne tient, que rien n’est trouvé !
Peut-être réussirait-il mieux chez lui, en construisant dans son jardin un four de son invention ?
Et le pauvre homme va chercher des briques sur son dos, il tire son eau du puits, il détrempe son mortier, il maçonne son four et recommence ses essais, ses douloureux échecs !
Oh ! s’il était seulement, sinon aidé – il n’en demande pas tant ! –
Hélas !
Sa femme n’a jamais compris les rêves élevés du courageux artiste.
Elle lui reproche aigrement de perdre son temps, de gaspiller son argent, l’accable de méchantes paroles.
Ses enfants crient de faim quand il n’a plus de pain à leur donner.
Ses voisins se moquent de lui, le traitent de fou.
Ne va-t-on pas jusqu’à l’accuser d’être un individu dangereux, de fabriquer de la fausse monnaie ?
Il travaille, travaille toujours, brûlé de la chaleur de son fourneau, brûlé surtout de chagrin et de fièvre.
Il était devenu si maigre, que ses bas lui glissaient sur les jambes.
Lorsqu’il sortait, allant se promener dans la prairie au bord de la Charente pour échapper à sa misère et à ses ennuis, les gamins du quartier couraient après lui en le poursuivant de leurs huées…
" En ma maison même, écrivait-il tristement, je ne pouvais rien faire qui fut trouvé bon. J’étais moqué et méprisé de tous…"
" Plusieurs années j’étais toutes les nuits à la merci des pluies et des vents, sans avoir aucun secours, aide ni consolation, sinon des chat-huants qui chantaient d’un côté et des chiens qui hurlaient de l’autre.
" Parfois il se levait des vents et tempêtes qui soufflaient de telle sorte dessus et dessous mes fourneaux, que j’étais contraint de tout quitter avec perte pour mon labeur ; et je me suis trouvé plusieurs fois qu’ayant tout quitté n’ayant rien de sec sur moi, à cause des pluies qui étaient tombées, je m’en allais coucher à minuit ou au point du jour, accoutré comme un homme que l’on aurait trainé par tous les bourbiers de la ville.
" J’allais ainsi, trébuchant sans chandelle, et tombant de côté et d’autre, comme un homme qui serait ivre de vin, rempli de grandes tristesses, d’autant qu’après avoir longuement travaillé, je voyais mon labeur perdu.
" Or, en me retirant ainsi souillé et trempé, je trouvais en ma chambre une seconde persécution pire que la première, ce qui m’a fait à présent émerveiller que je ne me sois pas consumé de tristesse..."
Mais il a foi en Dieu, le vaillant Bernard Palissy ; il a foi en lui-même.
Inlassablement, il fabrique ses poteries, il les enduit de ce qu’il croit être l’émail, il les met au feu… et c’est toujours le crève-cœur affreux, quand il ouvre la porte du four, de les retirer noircies, informes, méconnaissables !
Enfin, après de longues, longues années de ce calvaire, il est près du succès.
Oui, cette fois, il a découvert la formule magique, il le croit, il en est sûr !
Six jours et six nuits, seul, sans appui, il se tient devant son fourneau surchauffé…
" J’étais en une telle angoisse, avoue-t-il, que je ne saurais le dire. "
Dans quelques heures, il aura atteint le but si passionnément désiré.
O malheur !
Il s’aperçoit tout à coup que sa provision de bois est épuisée !
Et pas d’argent pour en acheter, pas une minute à perdre !
Alors, éperdu, haletant, fou vraiment, de la sublime folie des chercheurs ! – Palissy court au jardin, son jardin si aimé !
Il arrache les treilles, saccage les arbres, lui qui ne pouvait supporter la rudesse des bûcherons !
Il jette au feu les branches, les sarments…
La flamme jaillit, se tord… puis elle décroit, le feu baisse…. Tout va être perdu ! non c’est impossible !
A brassées, Bernard saisit les chaises, la table, tout son pauvre mobilier, les lance dans le foyer incandescent….
Sa femme indignée pousse des imprécations, ses enfants pleurent.
Il n’entend rien, il ne voit rien que le brasier qui diminue encore d’intensité…
En dernier recours, il arrache le plancher de la chambre, tout brûle !
Tout est brûlé !
Enfin, palpitant, ses pauvres mains déchirées tremblantes comme la feuille, l’héroïque artisan ouvre la porte de son four… et un cri de joie suprême lui échappe !
Ses vases de terre apparaissent transformés, recouverts d’un vernis brillant, aux nuances magnifiques…. Il a trouvé le secret de l’émail !
Les pires souffrances de l’artistes étaient passées, mais que de travail encore, que de peines lui fallut-il pour mettre au point son invention !
Afin de produire davantage, il prit un ouvrier.
Au bout de six mois, il dut le renvoyer ; il ne pouvait plus le nourrir, il n’avait même pas de quoi lui payer ses gages !
Mais, dans sa rigoureuse probité, il lui donna en dédommagement ses meilleurs habits.
Puis il était encore à la période des tâtonnements.
A cause des diverses substances qui formaient ses couleurs, celles-ci ne cuisaient pas toutes également en même temps.
Quand un bleu n’était pas encore fondu, un vert, un brun étaient brûlés ; et ainsi de suite….
Un jour, son four surchauffé éclata au milieu de la cuisson, toute une fournée d’émaux fut détruite…
Mais qu’étaient-ce maintenant que ces déboires, à côté des douleurs passées ? …
Aussi patient qu’il avait été vaillant, Bernard Palissy continuait, perfectionnait toujours ses essais, arrivait peu à peu à fabriquer ces inimitables chefs-d’œuvre que l’on conserve comme des trésors au Louvre, au musée de Cluny, à Sèvres, dans des collections particulières, dans de nombreux musées de province.
Celui de Tours en renferme quelques-uns des plus beaux spécimens.
Ce sont des assiettes, des plats, des bassins, des coupes, des vases, des aiguières de toutes formes, en bel émail bleu de roi généralement.
Et - nous reconnaissons ici l’amour de Palissy pour la nature - sur le fond d’émail se détachent en relief, si merveilleusement imités et teintés qu’on les croirait véritables, des feuillages, des fougères, des herbes aquatiques, puis toutes sortes de petits animaux qui semblent vivants, lézards, serpents, grenouilles, poissons, insectes, scarabées…
Ce sont là de " rustiques figurines," comme les appelle modestement leur auteur – des chefs-d’œuvre, comme le reconnaissent peu à peu les plus riches et les plus puissants seigneurs de France, le roi, la reine Catherine de Médicis elle-même.
Tout le monde veut en acquérir.
Le connétable de Montmorency fait venir le potier de Saintes, pour décorer son château d’Ecouen de mosaïques émaillées, et pour élever dans son parc une grotte qui sera une vraie merveille !
L’eau y jaillit d’un rocher et tombe en cascades et en cascadelles sur la mousse pour former un bassin fleuri de nénuphars.
Dans les anfractuosités des pierres, on aperçoit de mignonnes grenouilles vertes, des lézards en belles robes d’émeraude, des serpents qui rampent et s’entrelacent, - tout cela en émail, comme une infinité de coquillages et de plantes aquatiques diversement nuancés.
Cette grotte eut un tel succès que cela en fit venir la mode.
Palissy dut en exécuter d’autres pour de nombreux châteaux.
La fortune lui souriait maintenant.
Sa famille ne manquait plus de rien, et il n’eut tenu qu’à lui de finir ses jours tranquilles et heureux, se consacrant entièrement à son art… mais il fallait compter avec lui sur une voix toute-puissante, - celle de la conscience !
Le huguenot et le savant
Vers 1546 arriva à Saintes, venant de Genève, un nommé Philibert Hamelin, qui, au fond de ses balles de colporteur, cachait des Bibles et des Psaumes, livres défendus !
Il se mit à parcourir la région, prêchant l’Evangile, et il eut bientôt pour auditeur assidu, pour ami, pour soutien, Bernard Palissy.
L’esprit ouvert, l’âme élevée du vaillant potier n’eurent pas de peine a adopter la nouvelle doctrine.
De tout temps d’ailleurs, notre héros avait su admirer Dieu dans ses œuvres, l’adorer pour sa bonté.
Sa foi avait été son plus puissant secours, durant les années terribles que nous venons de raconter !
Bientôt s’établit à Saintes une véritable petite communauté évangélique dont Palissy était un des piliers, et dont il écrivait :
" Elle avait si bien profité que déjà les jeux, danses, balades, banquets et superfluités de coiffure et dorures avaient presque toutes cessé ; il n’y avait plus guère de paroles scandaleuses.
Quand le temps approchait de faire ses Pâques, haines, dissensions et querelles étaient mises en accord…"
Pureté et austérité de mœurs, amour fraternel, voilà à quoi tendait la "réforme !"
Cependant la persécution commença bientôt.
Le pasteur Hamelin fut arrêté, jeté en prison.
Palissy, avec un dévouement digne d’éloges, et malgré le péril auquel il s’exposait, alla implorer, pour son ami, juges et magistrats, il tenta même de préparer son évasion…
Hamelin refusa de fuir, et fut pendu à Bordeaux.
Ce fut le signal des luttes religieuses qui ensanglantèrent la Saintonge.
Des deux côtés eurent lieu d’affreuses tueries.
Palissy lui-même, qui cependant, tout à son travail paisible, n’avait pas quitté son atelier, fut arrêté, emprisonné à Bordeaux en attendant son jugement et sans doute sa condamnation à mort.
Mais à ce moment-là, la découverte de l’émail l’avait rendu célèbre.
De puissants personnages intervinrent en sa faveur, et Catherine de Médicis, qui se vantait de patronner les arts, lui fit décerner le titre d’" inventeur des rustiques figurines du roi. "
La protection de la reine-mère lui valut la vie sauve, et le rendit à la liberté.
De retour chez lui, il se remit à ses émaux, et l’année suivante publia un livre " Récepte véritable " dans lequel il parle de toutes les choses qui l’intéressent, agriculture, chimie, géologie, philosophie, histoire, géométrie et qu’il termine par un historique de sa chère Eglise réformée de Saintes.
A quelques temps de là, Catherine de Médicis, le petit roi Charles IX et toute leur cour, visitant les provinces, s’arrêtèrent plusieurs jours à Saintes.
Le connétable de Montmorency présenta le potier à la reine-mère, qui visitant son atelier et voyant les chefs-d’œuvre qui le remplissaient, comprit mieux son génie.
Elle l’invita, - ou plutôt lui ordonna, de venir à Paris, pour décorer le palais somptueux qu’elle faisait bâtir sur l’emplacement d’une fabrique de tuiles, ce qui lui a valu le nom qui l’illustrerait dans l’histoire : Les Tuileries…
C’est ainsi qu’à 57 ans, Bernard Palissy fut amené à quitter pour toujours sa patrie adoptive, où il avait tant souffert, mais qu’il aimait cependant, et dont le souvenir restait indissolublement lié pour lui à celui de ses longues luttes, puis de son triomphe !
A Paris, il eut son atelier aux Tuileries.
Il composa de superbes mosaïques pour l’ornement des galeries, des salons, des escaliers ; des pièces de porcelaine émaillée de toute beauté pour le service de la table royale.
Aidé de deux de ses fils, Nicolas et Mathurin, auxquels il avait enseigné son art, il fit pour les jardins une grotte, encore plus merveilleuse que celle du château d’Ecouen, " un grand rocher d’où sortaient plusieurs fontaines, incrusté d’un nombre infini de concavités enrichies de mousse et d’herbes aquatiques, ornées de quantité de grenouilles, écrevisses, tortues et araignées de mer, et aussi de toutes espèces de coquilles marines. "
Le pauvre potier huguenot, reçu par la reine et les princes, ne s’enivra pas de sa haute position et resta toujours aussi simple et aussi digne.
Les qualités de son cœur, la beauté de son caractère lui valurent de nombreux et éminents amis, entre autres le pasteur Merlin, l’aumônier de Coligny, et le fameux chirurgien Ambroise Paré, une âme d’élite !
Travailleur infatigable, il continuait sans relâche ses œuvres d’art.
Membre fidèle de son Eglise, il restait pourtant à l’écart des luttes religieuses qui s’aggravaient de plus en plus.
Une nuit, sur Paris épouvanté, tomba le lugubre tocsin de Saint Germain l’Auxerrois.
A son balcon doré du Louvre, Charles IX, armé d’une arquebuse, " canardait " les malheureux huguenots fuyant leurs assassins sur les quais de Seine…
C’est certainement par un ordre occulte de Catherine de Médicis que Bernard Palissy fut oublié dans l’affreux massacre, comme son ami Ambroise Paré.
Mais quelle douleur il éprouva devant la mort atroce de tant de ses coreligionnaires, de ses frères en la foi !
Quelques temps après la Saint Barthélémy, Palissy dut se rendre à Sedan, dont les princes souverains, le duc de Bouillon et sa jeune femme, étaient protestants, et lui avaient commandé des émaux.
Il visita les Ardennes en détail, poussant jusqu’à Liège et à Aix la Chapelle, examinant partout les eaux minérales, les rochers, les fossiles, tout ce qui faisait l’objet de ses études.
De plus en plus, en vieillissant, la science partageait dans son cœur l’amour de ses chers émaux.
Il se rendait compte des obscurités, des erreurs et des superstitions qui régnaient encore à cette époque dans tous les domaines.
Et peu à peu, l’idée lui vient de faire bénéficier les autres de ce qu’il avait appris lui-même solitairement durant des années d’observations et de patientes recherches.
" Je n’ai pas voulu, disait-il, cacher en terre les talents qu’il a plu à Dieu de me distribuer ; pour les faire profiter et augmenter suivant son commandement, je les ai voulu montrer à chacun. "
C’est ainsi que, de retour à Paris, il se décida à faire des conférences publiques, sur les " eaux et les fontaines."
Il pensait que trois séances suffiraient à contenter ses auditeurs.
Mais ceux-ci se présentèrent en si grand nombre, il obtint un tel succès que ces conférences devinrent un véritable cours scientifique, embrassant tous les sujets, qu’il continua pendant une dizaine d’année !
Le " simple artisan bien pauvrement instruit, " comme il se qualifiait lui-même, avait pour élèves les plus grands savants du temps, des médecins, des avocats, des hommes illustres.
Il se révélait non seulement un profond philosophe, mais un génie universel, tour à tour physicien, chimiste, géologue, pour lequel les questions touchant la physique du globe, aussi bien que les diverses méthodes d’agriculture, n’avaient pas de secrets.
Un tableau de Chartran, qui se trouve au Collège de France, montre Bernard Palissy faisant son cours à un auditoire d’hommes distingués, de seigneurs l’épée au côté, de savants en robe, qui l’écoutent avec une attention soutenue et dont plusieurs prennent des notes sur leur genoux.
Le professeur, debout dans sa chaire, présente des cristaux, des fragments de roches, des pétrifications qu’il a recueillis dans ses voyages.
La lumière tombant derrière lui de deux autres fenêtres éclaire sa maigre silhouette, ses traits ascétiques, sa mise austère de huguenot….
Car, il ne faut pas l’oublier, Bernard Palissy, était avant tout, et restait huguenot dans l’âme.
N’est-ce pas un miracle qu’en des moments si troublés, il ait pu réunir un tel auditoire, donner des leçons pendant tant d’années sans rencontrer aucun obstacle ?
" Grâce à mon Dieu, dit-il, jamais homme ne me contredit d’un seul mot. "
Il réunit ses conférences en un second volume intitulé " Discours admirables et de la Nature, " véritable encyclopédie d’histoire naturelle et d’enseignements scientifiques, qu’ont tenu en grand honneur les plus grands savants qui se sont succédés depuis quatre siècles : Jussieu, Fontenelle, Réaumur, Cuvier, Chevreuil, Geoffroy Saint-Hilaire.
Ainsi " l’inventeur des rustiques figurines " était devenu, par son travail et sa persévérance, une des lumières de son temps et une des gloires de la France.
Il lui restait, hélas ! à couronner sa noble vie par le titre le plus beau et le plus douloureux de tous : celui de martyr !
Le martyr
Nous sommes en 1588.
Un jour gris et terne, filtrant à travers d’énormes barreaux de fer, éclaire à peine un étroit cachot, si sombre qu’au premier abord on le croirait vide.
Pourtant un profond soupir, s’exhalant de l’ombre, montre que quelqu’un est enfermé dans cet affreux réduit…
C’est une forme humaine, une ombre décharnée à moitié étendue sur un grabat… Bernard Palissy !
Oui, lui qui, malgré son grand âge, malgré ses vertus, malgré les éminents services qu’il a rendus à l’humanité, a été arrêté à un moment où la persécution religieuse, sous l’influence des Guise, redoublait de violence et de cruauté, et jeté à la Bastille !
Les protecteurs qui, jadis, l’avaient tiré de prison à Bordeaux, puis épargné à la Saint Barthélémy, ne sont plus de ce monde.
La pire des menaces est suspendue au-dessus de sa tête : le gibet ou le bucher !
Justement, dans le couloir dallé, résonne un bruit de pas, un cliquetis d’armes…. les lourds verrous sont tirés par le guichetier, la porte s’ouvre lentement en grinçant sur ses gonds….
Vient-on le chercher pour le conduire au supplice ?
Chancelant de faiblesse, mais s’efforçant de redresser sa taille courbée, il se lève….
Un jeune seigneur, coiffé d’un toquet de velours cramoisi, vêtu d’un riche justaucorps chargé de broderies, s’avance vers lui, escorté de quelques courtisans…
C’est Henri III, l’infâme, le plus mauvais roi peut-être qu’ait eu la France, le plus méprisable en tous cas !
La main à la garde d’or de son épée, il interpelle le pauvre prisonnier ; - bonhomme, dit-il, (ces paroles nous ont été conservées), - il y a quarante-cinq ans que vous êtes au service de la reine ma mère et de moi ; nous avons enduré que vous ayez vécu en votre religion parmi les feux et les massacres ; maintenant je suis tellement pressé par ceux de Guise et mon peuple, que j’ai été contraint, malgré moi, de mettre en prison vos deux sœurs et vous.
Elles seront brûlées demain, et vous aussi, si vous ne vous convertissez.
A ces paroles, il sembla que le sombre vieillard devenait plus grand…. plus grand encore : oh ! que le souverain était petit à côté !
Une lumière surnaturelle éclairait ses traits ravagés.
" Sire, répondit-il, avec une dignité inconcevable, vous m’avez dit plusieurs fois que vous aviez pitié de moi ; mais moi j’ai pitié de vous, qui avez prononcé ces mots : " j’ai été contraint."
" Ce n’est pas parler en roi.
" Ces filles prisonnières et moi, qui avons part au royaume des cieux, nous vous apprendrons ce langage royal que les guisarts, tout votre peuple et vous, vous ne sauriez contraindre un potier à fléchir les genoux devant les statues."
Les deux malheureuses sœurs, selon la promesse du roi, furent livrées aux flammes.
Quant à Bernard Palissy, son supplice, pour être moins cruel, n’en fut pas moins douloureux.
On ne le tua pas, mais on le fit mourir dans son cachot peu à peu, de faim, de froid, de privations et de misère.
Ce long martyr dura trois ans !
Combien de fois, pendant qu’il languissait dans son étroite et noire prison, le vieil artiste dut se rappeler ses luttes et ses travaux d’autrefois, les jours et les nuits qu’il avait passés, enfiévré de crainte et d’espoir, penché sur son four à Saintes !
Et ce moment inoubliable où lui était apparu, dans toute sa splendeur, le premier émail découvert enfin !
Combien de fois, durant ses interminables heures d’insomnie, il se reporta aux voyages de sa jeunesse, alors qu’il cheminait, libre et le cœur joyeux, sur les grandes routes de France, sous le radieux soleil du bon Dieu !
De loin en loin, il recevait dans son cachot la visite de deux fidèles consolateurs, des derniers amis ; une vieille femme de sa famille, et l’écrivain Pierre de l’Estoile, qui relate dans son journal : " j’ai aimé et soulagé ce bon vieillard dans sa nécessité, non comme j’eusse bien voulu, mais comme j’ai pu. "
Un jour, en 1590, - Palissy avait quatre-vingt ans, - le pauvre prisonnier, épuisé de " misère, nécessité, et mauvais traitements," remit à sa parente, qui était venue le voir, une pierre pétrifiée, qu’il appelait " sa pierre philosophale, " et une autre " qui lui servait à travailler en ses ouvrages. "
Il la chargea de les porter à l’Estoile en souvenir de lui.
C’était tout ce qui lui restait de sa vie passée ; legs suprême, infiniment touchant, d’un mourant qui avait tenu entre ses mains tant de merveilleuses œuvres d’art !
Son ami comprit toute la poignante valeur de ces humbles pierres, qu’il conserva toujours précieusement dans son cabinet de travail.
La brave femme, inquiète d’avoir trouvé Palissy si malade, retourna le lendemain prendre de ses nouvelles.
Il était mort dans la nuit, sans secours, sans témoin, tout à fait seul avec Dieu.
" Et avec lui, " écrit l’Estoile, " trois autres personnes détenues prisonnières pour cause de religion, que la faim et la vermine étranglèrent."
Et comme la visiteuse, tout en larmes, demandait à le voir encore, le gouverneur de la Bastille lui répondit avec mépris :
- Vous le trouverez avec mes chiens sur le rempart, je l’y ai fait trainer comme un chien qu’il était !
A Paris, dans le square Saint Germain des Prés, à Saintes, on a élevé de belles et sobres statues, dignes de son génie, à Bernard Palissy.
Les artistes, comme les savants, révèrent sa mémoire ….
Mais pour nous, enfants de la Réforme, n’est-ce pas encore pour sa fidélité chrétienne et huguenote qu’il est le plus admirable, que nous l’aimons le mieux ?