Pardonne-nous nos offenses, comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés

Aimez vos ennemis !

C’est dans une Eglise de Munich que je l’ai aperçu : chauve, corpulent, vêtu d’un pardessus gris, les doigts agrippant les bords d’un feutre marron.

Les gens sortaient à la file de la salle du sous-sol où je venais de parler, avançant entre les rangées de chaises pour atteindre la porte du fond.

C’était en 1947, et j’étais venue de Hollande apporter le message du pardon de Dieu à cette Allemagne humiliée par la défaite.

C’est de cette vérité qu’on avait le plus besoin dans ce pays ravagé par les bombes, abreuvé d’amertume. Pour la rendre accessible, j’utilisais mon illustration favorite.

En tant qu’hollandaise, la mer m’était souvent présente à l’esprit. Et je pense que c’est pour cette raison que j’aimais à croire que c’est là que Dieu jette les péchés qu’il pardonne.

Je disais donc : " Quand nous confessons nos fautes, Dieu les lance au plus profond de l’océan et les y fait disparaître pour toujours.

Et bien que ce ne soit écrit nulle part dans la Bible, je pense qu’il met à cet endroit un panneau : " défense de pêcher. "

Les gens m’écoutaient, le visage grave et solennel, osant à peine y croire.

Personne ne posait jamais de questions après ma causerie.

En silence, ils se levaient, prenaient leurs affaires et se dirigeaient vers la sortie.

C’est à ce moment-là que je l’aperçus, se frayant un chemin à contre-courant vers l’avant de la salle.

D’abord, je ne vis que le pardessus gris et le feutre marron.

Mais l’instant d’après, je revis l’uniforme bleu et la casquette avec tête de mort et tibias.

Puis tout me revint en un clin d’œil : l’immense salle, la lumière crue des plafonniers, la pile de vêtements et de souliers au centre de la pièce, la honte de passer nue devant cet homme.

A deux pas de moi la silhouette frêle de ma sœur, les côtes saillantes sous la peau parcheminée.

Je pensai : " Oh Betsie ! Comme tu étais maigre ! "

C’était à Ravensbrück, et l’homme qui s’approchait de moi était un des gardiens de ce camp, un des gardiens les plus cruels.

Et à présent, il se tenait devant moi, la main tendue : " Mademoiselle, vous nous avez donné un bon message. Qu’il est bon de savoir, comme vous venez de nous le dire, que nos péchés sont au fond de la mer ! "

Et moi qui avais parlé du pardon avec tant d’aisance, j’étais là, fouillant dans mon portefeuille au lieu de lui serrer la main.

Il ne pouvait pas se souvenir de moi, évidemment. Je n’étais qu’une détenue parmi des milliers d’autres.

Mais moi, je me souvenais de lui et de la cravache qui pendait à son ceinturon.

J’avais un de mes tortionnaires en face de moi et mon sang se glaça.

- Dans votre causerie, vous avez fait allusion à Ravensbrück, disait-il, j’étais un des gardiens de ce camp.

- Depuis, poursuivait-il, je suis devenu chrétien. Je sais qu’il m’a pardonné les atrocités que j’y ai commises. Mais je voudrais l’entendre de votre bouche. Mademoiselle, - et il me tendit à nouveau la main – me pardonnez-vous ?

- J’étais incapable de le faire. Betsie était morte là-bas. Pouvait-il effacer sa lente agonie simplement en me demandant pardon ?

Ce n’était que depuis quelques secondes qu’il se tenait devant moi, la main tendue.

Mais elles me paraissaient des heures, tellement la lutte était âpre pour faire le geste le plus pénible de ma vie.

Je savais qu’il fallait le faire.

Une condition était rattachée à la promesse du pardon de Dieu ; il nous faut pardonner à ceux qui nous ont fait du tort.

" Si vous ne pardonnez pas aux hommes " a dit Jésus, " votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus vos offenses. "

Ce n’était pas seulement une consigne que Dieu me donnait, mais une expérience que je faisais quotidiennement.

Après la guerre, j’ai ouvert en Hollande un foyer d’accueil pour les victimes du nazisme.

Ceux qui ont pu pardonner à leurs anciens ennemis ont repris leur place dans le monde et recommencé une vie normale, quelques aient été les séquelles des mauvais traitements qu’ils ont subis.

Ceux qui ont nourri des rancunes sont devenus bien vite des invalides.

C’était aussi simple et aussi terrible que cela.

Je me tenais toujours là, face à cet homme, incapable de me réchauffer le cœur.

Mais le pardon n’est pas une affaire de sentiments.

Je le savais fort bien.

C’est un acte volontaire, et la volonté fonctionne quelle que soit la température du cœur.

" Jésus, viens à mon aide ! " priai-je en silence. " Je peux faire le geste. Mais à toi de me donner de l’amour. "

C’est ainsi que, comme une automate, je serrai la main tendue vers moi.

Alors se produisit une chose incroyable. Un courant me passa de l’épaule au bras, et du bras dans nos mains jointes.

Il réchauffa tout mon être et me fit venir les larmes aux yeux.

- Frère, je vous pardonne, m’écriai-je, je vous pardonne de tout mon cœur !

Longtemps, nos mains restèrent nouées ; celle de l’ancien gardien et celle de l’ancienne détenue.

Je n’ai jamais connu l’amour de Dieu d’une façon si intense que ce jour-là.

Mais je savais que ce n’était pas mon amour à moi.

J’avais essayé – et j’avais échoué.

Mais ce que je n’ai pas pu faire, le Saint-Esprit l’a fait en moi, comme il est écrit dans la Bible : " L’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. " (Epitre aux Romains chapitre 5 verset 5).

Un pardon sublime

Le 13 mai dernier, il y a eu cent cinquante-deux ans qu’à Berlin, on trouva assassinée, dans sa demeure, une brave et pieuse veuve ; elle avait été étranglée à l’aide d’une cordelette et ses biens avaient été pillés.

A côté de son cadavre était son recueil de chants ouvert à la page de l’un des plus beaux cantiques de confiance chrétienne.

Inexprimables sont la terreur et l’horreur que produisit cet épouvantable crime.

Pas un des témoins de ce spectacle ne pouvait retenir ses larmes, car en vraie " Dorcas ", cette veuve avait toujours été l’amie des pauvres gens.

Qui pouvait être l’auteur d’un pareil forfait ?

Après un moment d’ignorance complète, on finit par penser que ce pouvait être un vétéran nommé Albrecht Dirx, qui pendant des années avait paisiblement demeuré dans une petite chambre voisine de celle de la veuve.

Etudiant en théologie tout d’abord, puis appelé sous les armes, il avait, après avoir vaillamment combattu dans plusieurs campagnes, été licencié par suite de graves blessures.

Tant bien que mal, dès lors, il avait gagné sa vie en donnant des leçons dont le produit lui permettait d’épargner, en vue d’un âge avancé, sa pension d’invalidité.

Il revenait de voyage ou de course au moment du crime ; amené près du cadavre, il fut saisi d’une émotion et d’un bouleversement tels qu’il s’affaissa sans connaissance.

On voulut l’obliger à mettre sa main dans celle de la défunte pour affirmer son innocence par un serment solennel ; mais son état était tel qu’il ne put répéter la formule prononcée ; enfin, au moment de l’enterrement, sommé d’avouer sa faute, il ne put pas dire un seul mot et répandit de brûlantes larmes lorsqu’on descendit le cercueil dans la fosse.

Naturellement, tous ces faits parurent être autant d’indices certains de sa culpabilité, malgré les protestations réitérées qu’il fit alors de son innocence.

Selon la coutume affreuse du temps, le malheureux Dirx fut mis à la torture, et après avoir été martyrisé pendant plusieurs jours, il finit par s’écrier :

- Faites-moi mourir, je consens à être le meurtrier.

La condamnation à mort aussitôt prononcée fut ratifiée par Frédéric II, et l’exécution fixée au 22 octobre 1755.

C’était un jour lugubre, le brouillard enveloppait la ville, les rues étaient pleines de gens accourus pour assister à l’horrible spectacle ; les mains liées derrière le dos, le condamné, tout défait de visage, fut conduit à travers la foule grouillante, à l’hôtel de ville pour y être livré aux mains du bourreau.

Un silence solennel régnait dans la salle ; sur une table avaient été déposées les pièces à conviction, entre autres, la cordelette qui avait étranglé la pauvre femme.

Alors la sentence est encore une fois lue devant le condamné et le bâton, selon la coutume, rompu sur sa tête.

Mais voilà que tout à coup s’avance le bourreau qui avait, avec attention, examiné la corde et le nœud coulant ; à la stupéfaction générale, il déclare que le condamné ne peut pas être celui qui a fait ce nœud ; c’est un nœud tout spécial, dit-il ; seul un homme habitué à mettre à mort gens ou bêtes, un homme du métier et qui a fait un apprentissage, est capable de le faire.

Il refuse donc d’exécuter la sentence parce qu’il veut garder ses mains pures de tout sang innocent.

Et voilà les juges obligés de renoncer pour le moment à l’exécution de leur sentence et de faire reconduire Dirx dans sa prison, alors même qu’il suppliait qu’on en finisse avec lui.

Après de longues recherches, on découvrit que l’héritier de la défunte était une vieille femme qui vivait dans le dénuement à sept heures de Berlin.

Elle raconta qu’elle avait un beau-fils qui, après avoir été apprenti boucher à l’étranger pendant trois années, était maintenant au service d’un marchand de graines.

Le notaire se souvient alors du nœud coulant classique et conçoit des soupçons.

Sans bruit, on arrête le jeune homme, on l’incarcère, et trois jours après, sans la moindre contrainte, avec les signes de la plus profonde repentance, il fait des aveux complets.

Décidé à se racheter du service militaire pour pouvoir se marier, il avait demandé à la défunte la somme nécessaire.

Furieux de son refus, il s’était laissé aller à la maltraiter et finalement à l’étrangler.

Dès lors plus une minute de repos pour lui : le remord le torturait ; aussi était-il prêt à expier son crime par la mort.

Un seul souci le tourmentait : la victime innocente de sa faute, le pauvre malheureux vétéran consentirait-il à lui accorder son pardon ?

A la suite de ses aveux, Dirx fut relâché : mais dans quel état !

La prison et la torture avaient fait de lui un pauvre invalide, et toutefois chose admirable, chose formidable, son cœur ne ressentait aucune haine.

Au contraire, il était plein de pitié pour le jeune condamné.

Un jour, c’était en 1756, comme il venait de terminer son culte intime en répétant dans la prière dominicale : " Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ", il voit entrer, accompagné de quelques gendarmes et du chapelain de la prison, le malheureux jeune homme qui avait été pour lui la cause de ses effroyables souffrances morales et physiques et qui se jette aussitôt à ses genoux en pleurant et implorant son pardon au nom du Seigneur Jésus.

Emu au plus profond de l’âme, Dirx lui tend la main, le console en lui rappelant la parole de Jésus-Christ au brigand crucifié et, enfin, célèbre avec lui la sainte cène.

Conduit peu après sur le lieu de l’exécution, le condamné fut décapité.

Mais cette scène avait totalement épuisé Dirx ; aussi dut-il se mettre au lit, non toutefois sans avoir pris des dispositions pour instituer l’enfant du condamné son héritier.

Et puis le soir, lorsque son hôtesse vint voir comment il était, elle le trouva mort sur sa couche, les mains jointes et ayant à côté de lui la Bible ouverte au Psaume 119, dont il avait souligné le verset 174 :

" Eternel, je soupire après ton salut ! "

Cette parole servit de texte au pasteur pour le service funèbre.

Rarement la capitale vit cortège aussi considérable et aussi ému que celui qui accompagna le vétéran à sa dernière demeure.

Et il se trouva que Frédéric le Grand rencontra ce cortège et demanda à qui on faisait un pareil honneur.

Apprenant ainsi tout ce qui s’était passé, il voulut voir les documents du procès intenté au vétéran et constata, à son inexprimable effroi, qu’il avait, sans un contrôle suffisant, contresigné une sentence de mort.

Alors, à la date du 13 mars 1756, il rédigea, de sa propre main, un écrit abolissant la torture et l’emploi de toute contrainte violente pour obtenir des aveux ; en un seul cas constaté par trois témoins assermentés, la bastonnade pouvait encore être employée, " car ajouta-t-il, mieux vaut encore laisser courir dix bandits que d’enchaîner un innocent. "

Stuttgart Evangélisches Sonntagsblatt.

Pardonne à un ennemi

Je n’ai jamais eu d’ennemi et je ne sais pas, si j’en avais un, comment il me serait donné de pouvoir l’aimer et de lui montrer mon amour.

Je crois comprendre que l’exercice de ce devoir de chrétien est malaisé, qu’il ne demande pas seulement une intention bonne, mais encore et surtout des actes parfois pénibles et une persévérance éprouvée.

Preuve en est ce trait de la vie du révérend Pierre Miller, pasteur en Pennsylvanie.

C’était un chrétien "dans lequel il n’y avait point de fraude ", aurait dit Jésus.

Un individu, repris dans sa conscience par les sermons de Miller, au lieu de s’amender, imita les pharisiens du Sanhédrin de Jérusalem. Il se mit à haïr le pasteur comme les juifs haïrent Etienne. Il ne manquait aucune occasion de calomnier Miller, de lui souhaiter mille maux, si bien que cet homme était appelé couramment : l’ennemi de Miller.

Le soulèvement des Etats-Unis contre l’Angleterre éclata, l’homme fut enrôlé ; mais mauvais soldat, traître de son pays, il fut condamné à la peine de mort.

La nouvelle arriva en Pennsylvanie, on courut l’annoncer au pasteur afin qu’il se réjouisse.

Celui-ci, sans perdre un instant, quitta son village et prit la direction de Philadelphie.

- Où va-t-il ? Murmurait-on.

- Il va assister au supplice de son ennemi, répondaient ceux qui veulent toujours être les mieux informés.

Pierre Miller marcha longtemps, toute la journée, et, quand il fut au bout de son voyage, il se fit introduire auprès de Washington, alors généralissime de l’armée américaine.

- Je viens vous demander la grâce de cet homme, dit-il à Washington.

- Impossible ! C’est un grand coupable ! Toute prière est inutile ; la grâce de votre ami ne vous sera point accordée.

- Mon ami ? Mais je n’ai pas sur la terre de plus grand ennemi que celui-là !

Le général regarda longtemps le pasteur, il vit ses pieds couverts de poussière, puis il s’écria :

- Quoi ! Vous avez fait soixante milles pour sauver la vie de votre ennemi ?

Assentiment.

- Oh ! Alors je vous accorde sa grâce !

Pierre Miller, le précieux papier signé, courut pour arriver à temps au camp où devait avoir lieu l’exécution. Il était à environ cinquante mille de Philadelphie.

Quand le pasteur approcha, il entendit un roulement de tambour.

- Arriverai-je à temps ? murmura –t-il.

Il franchit avec peine les cordons de troupes et arriva au centre même du camp.

Le poteau était enfoncé dans le sol, l’ennemi de Miller, à demi dépouillé de ses vêtements, était gardé par des soldats. Il aperçut le pasteur et s’écria avec un rire forcé :

- Tiens ! Voilà le vieux pasteur Pierre Miller ! Il a joliment couru pour me voir mourir !

Le pasteur, épuisé de fatigue, sanglotant d’émotion, tendit à son ennemi étonné le décret libérateur !

Arbousset

Une aventure en Asie mineure

C’était en hiver 1913, hiver qui fut particulièrement froid, même en Asie Mineure.

Non loin du grand village d’Evereck, une voiture qui transportait une famille turque s’embourba : impossible de la dégager !

Le cocher turc, las de ses efforts inutiles, détela ses chevaux et partit, à moitié gelé, laissant les voyageurs dans la nuit : un officier turc, sa femme et leurs trois enfants.

Il se rendit au village voisin, y chercha et y trouva asile chez un paysan arménien.

Il lui raconta son aventure, en concluant que les voyageurs mourraient probablement de froid pendant la nuit mais qu’il ne pouvait rien y faire.

Puis il se coucha dans l’écurie et s’endormit tranquillement.

Le paysan resta songeur. Pourquoi s’inquiéter de ces gens ?

C’étaient des Turcs, et les Turcs avaient si souvent persécuté et massacré les Arméniens !

D’ailleurs, leur compatriote lui-même, leur coreligionnaire, les abandonnait…

Mais notre paysan arménien n’était pas seulement chrétien de nom : sa conscience était celle d’un chrétien.

Le voilà qui sort ses quatre buffles de l’étable et qui se met en route pour aller au secours de ces malheureux, non sans avoir recommandé à sa femme de bien chauffer une de leurs chambres.

Il trouve les voyageurs, et, ayant réussi après beaucoup de peine à débloquer la voiture, il ramène chez lui la famille turque.

Pour ces gens qui se croyaient déjà perdus, quelle joie de se voir sauvés et reçus d’une façon simple mais si cordiale !

" Tu as agi comme un frère envers nous " dit le turc d’une voix émue au paysan arménien.

Et pour répondre à cet esprit fraternel, il dit à sa femme, qui voulait se voiler devant l’étranger, selon la religion musulmane : " Ne te voile pas devant Khachadour (c’était le nom du brave arménien) ; il est notre frère, et devant un frère une femme n’a pas besoin de se voiler. "

Deux années ont passé. La grande guerre a éclaté ; et Khachadour est enrôlé dans l’armée turque.

Après son départ d’Everek, les Arméniens de cet endroit ont tous été chassés de leurs domiciles et déportés vers une région inconnue.

Terrible mesure de persécution prise par les Turcs pour anéantir le petit peuple arménien.

On imagine la douleur de Khachadour en pensant au sort cruel de sa famille : il ne le savait que trop, les Arméniens déportés sont bien souvent massacrés en route !

Lui-même est constamment en danger d’être fusillé, comme tant de soldats arméniens de l’armée turque ; heureusement c’est un habile menuisier, qui peut rendre des services à l’armée, ce qui lui vaut d’être ménagé.

Un jour, un nouveau commandant de place envoyé à la garnison, vient inspecter les casernes.

Il aperçoit Khachadour et le considère avec insistance, ce qui effraye beaucoup notre ami.

L’officier aurait-il remarqué qu’il est arménien, et lui veut-il du mal ?

Sa frayeur redouble quand, le lendemain, il se voit appelé chez le commandant. Celui-ci le reçoit moins sévèrement qu’il ne s’y attendait ; au contraire, il lui demande :

" Ne me reconnais-tu pas ? N’es-tu pas l’homme qui, il y a deux ans, a sauvé un officier et sa famille ? L’officier, c’était moi… "

Et à l’immense surprise du simple soldat, il l’embrasse tendrement.

Quelle délivrance pour Khachadour, que l’officier invite très aimablement à venir chez lui.

Lorsqu’il entre avec cet étranger, sa femme tout de suite voile son visage, mais le commandant la prévient : " inutile ; c’est ton frère Khachadour, qui nous a sauvé la vie ! "

Alors chose inouïe, la femme turque s’avance à son tour vers l’arménien et l’embrasse en lui disant : " Ah ! Si tu n’étais pas venu avec tes buffles cette fameuse nuit, nous serions morts de froid ! "

Le commandant appelle encore ses enfants, qui viennent baiser la main du soldat arménien.

Pendant le repas auquel on l’invite, on lui demande des nouvelles de sa famille.

Khachadour raconte qu’ils ont été déportés loin de leurs pays, qu’ils ont probablement péri comme tant d’autres Arméniens, victimes de ces persécutions.

La dame turque pleure à chaudes larmes sur le sort de sa " sœur " arménienne, et l’officier observe, avec honte et amertume : " C’est ainsi que ma nation récompense ses soldats ! Tandis que les maris font leur service militaire, on envoie à la mort leurs femmes et leurs enfants…"

En même temps, il lui promet de l’aider à faire des recherches pour retrouver sa famille.

Celles-ci restèrent vaines.

Mais hâtons-nous de dire que, la guerre terminée, Khachadour retrouva tout de même sa femme et un de ses enfants qui avaient survécu ; ils avaient été exilés jusqu’en Arabie.

Le sort de cette famille arménienne nous rappelle les souffrances du peuple arménien, dont nous voulons nous souvenir à l’occasion de la journée de la Règle d’Or.

L’attitude de Khachadour vis-à-vis de la famille turque et l’attitude de cette famille turque vis-à-vis de Khachadour nous montrent combien c’est beau lorsque, parmi les hommes de nationalité et même de religion différente, règne l’amour au lieu de la haine et de l’esprit de vengeance.

Pensons-y-en ce dimanche 5 décembre, qui est aussi un dimanche de la Paix.

D’après J. Kunder, missionnaire, adapté par P. Berron, pasteur

Le chrétien africain

Un noir converti, du nom de Cuff, se fit bientôt remarquer par son entière consécration à Jésus-Christ et par les vertus chrétiennes dont il donnait l’exemple à ses frères.

C’était lui qui présidait les services religieux, en l’absence du pasteur.

Après la mort de son maître, Cuff fut acheté par un planteur, incrédule déclaré, nouvellement établi dans le pays et dont la jeune femme, avant son mariage, avait souvent assisté aux réunions présidées par le noir.

Le lendemain, après le travail du jour, Cuff alla chercher un lieu retiré où il put prier en paix.

Pendant qu’il priait, sa jeune maîtresse sortit pour prendre l’air au jardin, et là, lorsqu’elle entendit l’esclave prier pour ses nouveaux maîtres, elle fondit en larmes.

Le dimanche suivant, Cuff se rendit à une réunion méthodiste qui avait lieu dans les environs.

Le lendemain matin, son maître lui demanda où il était allé la veille. Ne sachant à qui il avait affaire, Cuff répondit d’un air joyeux :

- Moi suis allé à la réunion, massa ; et Dieu soit béni ! Il faisait bon d’y être.

- Cuff, reprit le maître d’une voix irritée, il faut que tu cesses de prier ; je ne veux pas de prières sur ma plantation.

- Massa, dit Cuff, moi ferai tout ce que m’ordonnerez ; mais cela, moi ne puis pas faire. Il faut que moi prie. Mon Massa qui est au ciel me l’a commandé.

- Mais, je te le défends, te dis-je ! s’écria le planteur ; et si tu ne me promets pas de m’obéir, je te donnerai une volée de coup de fouet.

- Moi, ne puis promettre, massa, répéta l’esclave.

- Suis-moi donc, esclave entêté ! dit le maître enflammé de colère, et nous verrons qui doit être obéi ici.

Le pauvre Cuff fut alors dépouillé des quelques haillons qui le couvraient, puis attaché à un arbre ; et le planteur, égaré par la colère, voulut lui donner lui-même vingt-cinq coups du terrible nerf de bœuf. Quand il eut fini, il dit en ricanant :

- Eh bien ! Cuff, mon garçon, je pense que tu vas cesser de prier ?

- Non, massa, dit l’esclave tout couvert de sang ; moi prierai Jésus aussi longtemps que moi vivrai.

Cette réponse valut à Cuff vingt-cinq coups de fouet.

- Maintenant, mon garçon, reprit le monstre qui avait frappé avec une violence redoublée, tu cesseras de prier, n’est-ce pas ?

- Non, massa, répondit l’esclave avec douceur ; moi prierai tant que moi vivrai.

En entendant ces paroles, le bourreau, hors de lui, s’élança sur sa victime et continua de faire retomber sur la chair meurtrie de l’esclave l’arme ensanglantée, jusqu’à ce que ses mains fatiguées fussent incapables de la manier plus longtemps.

- Et bien, esclave infernal ! Prieras-tu encore ? demanda le maître.

- Oui, massa, répondit l’esclave dont le sang coulait à flots. Massa peut me tuer, mais moi je prierai toujours.

- Alors, chaque fois que je t’y prendrai, tu recevras la même correction, vociféra le planteur exaspéré.

Cuff fut détaché de l’arbre. Il ramassa en silence ses vêtements, se traîna avec peine jusqu’à sa misérable hutte, et lorsqu’il en eut fermé la porte, on l’entendit chanter d’une voix plaintive :

Bientôt, pour moi, le terme du voyage

Amènera le moment du repos,

Et du Seigneur le puissant témoignage

Me gardera contre les grandes eaux.

Pendant que le planteur se conduisait avec tant de barbarie, sa jeune femme, toute en larmes, regardait d’une fenêtre cette scène navrante.

Dès que son mari rentra, elle lui dit d’un ton de reproche :

- Oh ! Mon ami, comment avez-vous pu châtier ainsi ce pauvre noir ? assurément il n’y a pas de mal à prier.

- Silence ! Interrompit le mari furieux. Pas un mot là-dessus, autrement je vous traite comme je l’ai traité.

Pendant le reste du jour, le planteur incrédule cria et tempêta comme un insensé. Il maudit la race noire ; il maudit Dieu pour l’avoir créée !

La nuit vint. Une terreur subite et mystérieuse saisit le coupable. Il se tordait d’angoisse sur son lit. Avant le point du jour, il s’écria :

- Je sens que je suis perdu ! Pitié, pitié, mon Dieu ! N’y a-t-il personne qui puisse prier pour moi ?

- Personne, répondit sa femme, si ce n’est le pauvre esclave que vous avez si rudement frappé.

- Cuff ne voudrait pas prier pour moi, dit le planteur.

- Oh ! Si, j’en suis sûre ! Reprit la femme.

- Et bien ! Qu’on le fasse venir tout de suite, à l’instant, cria le malheureux ; car je ne peux plus vivre dans l’état où je suis.

Cuff fut appelé. Il vint couvert de meurtrissures, se préparant à l’avance à endurer quelque nouveau supplice.

Mais qu’on juge de son étonnement, en voyant son impitoyable persécuteur, à genoux, sur le plancher de sa chambre, demandant grâce au Dieu du ciel.

- Cuff, veux-tu prier pour moi ? Lui demanda-t-il avec anxiété.

- Oui massa, s’écria Cuff. Toute cette nuit moi ai prié pour vous et pour maîtresse.

Ils restèrent là prosternés devant Dieu, pleurant et priant ensemble, jusqu’à ce qu’enfin la conscience réveillée du maître fut déchargée du lourd fardeau de ses péchés.

Alors, se relevant tout joyeux et jetant ses bras autour du cou de l’esclave, il s’écria :

- Cuff, mon frère, dès ce moment tu es un homme libre.

Le planteur prit en effet les mesures nécessaires pour affranchir sans délai l’esclave.

Il se joignit, ainsi que sa jeune femme, à l’église méthodiste.

Peu de temps après, il nomma Cuff chapelain de la plantation et annonça lui-même ce Jésus dont il avait blasphémé le nom et persécuté le disciple.

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