Né en 1826, dans une petite ville du Yorkshire, il a aujourd’hui quarante-neuf ans.

C’est un des évangélistes les plus actifs que l’Angleterre ait jamais vus, un instrument puissant dans la main de Dieu pour le relèvement des classes ouvrières.

Des milliers de pécheurs convertis l’honorent comme leur père en la foi.

Chaque jour ajoute quelques fleurons à sa couronne.

Et c’était naguère un ivrogne endurci, brutal, un fou furieux, objet de mépris et de terreur pour ses alentours.

L’histoire de cette miraculeuse transformation mérite d’être racontée avec quelques détails, à la gloire de la grâce de Dieu.

Le père de Josué Poole est un sellier, homme pieux, mais, semble-t-il, un peu faible, que les soucis de sa grande tâche empêchèrent de donner toute l’attention désirable à l’éducation de ses onze enfants.

Après quelques années d’école primaire, Josué dut songer à gagner lui-même son pain.

Il travailla d’abord dans sa ville natale de Skipton sous les yeux de ses parents ; mais bientôt, entraîné par son humeur vagabonde, il part pour Durham, où il trouve de l’occupation dans une manufacture, puis pour Coxhoe où habitait un de ses oncles, ouvrier mineur adonné au jeu et à la boisson.

Son oncle le retient, lui procure de l’ouvrage dans les mines de houilles, et s’efforce de le modeler à sa ressemblance en lui apprenant à jouer, à boxer et à boire.

Josué n’avait pas encore perdu l’habitude, prise auprès de sa mère, de lire la Bible et de prier.

Dégoûté de la conduite de son oncle, il s’enfuit et rentre à la maison paternelle.

Quelques années se passent dans le calme d’une vie sédentaire.

Josué travaille, et ses gains vont s’ajouter à ceux de son père pour mettre à flot le ménage souvent submergé.

Il s’est lié avec un jeune ouvrier rangé et pieux, John Barrett, qui le mène à l’école du dimanche.

Intelligent, d’une vivacité d’esprit peu commune, Josué s’élève rapidement dans l’école au rang de moniteur.

John Barrett donnait ses loisirs à l’étude du violon ; il persuade Josué d’employer comme lui ses soirées.

Le jeune ouvrier achète à vil prix le violon d’un musicien ambulant trouvé mort dans un égout à la suite d’un bal, et il se jette avec ardeur dans cette nouvelle voie.

Il ne tarda pas à devenir un violoniste consommé ; mais alors les tentations commencèrent à le circonvenir.

Le moyen, quand on joue agréablement, de renoncer à se produire !

Malgré les avertissements de Barrett, dont la société lui pesait déjà, Josué accepta une invitation pour une soirée dans un café chantant.

Le bruit, l’éclat des lumières, les toilettes brillantes, les applaudissements et, s’il faut tout dire, les libations copieuses, lui tournent la tête.

Rentré chez lui, il se promet de renoncer à l’amitié de Barrett, et de ne plus mettre les pieds à l’école du dimanche.

Sa Bible, ouverte sur la table, le sollicite à de meilleures pensées ; il la met sous clef, bien décidé à ne plus l’ouvrir de sa vie.

L’ivresse du plaisir s’était emparée de lui.

Pendant quelques semaines, rien ne parut changé dans sa vie.

Il allait comme d’habitude à son travail ; ses soirées se passaient à la maison.

Mais il jouait du violon avec acharnement, cherchant à s’affermir dans ses mauvaises pensées et à s’étourdir.

Lorsqu’une âme est mûre pour la tentation, le tentateur se présente.

Un soir que Josué, fatigué du labeur de la journée, était allé prendre un verre de bière au cabaret, un musicien ambulant l’accosta.

Cet homme, qui le savait bon violoniste, lui vanta les plaisirs d’une vie errante et l’emmena à Liverpool.

Josué a parlé avec détails de ses plaisirs dans cette grande ville ; un épisode suffira à en faire connaître la nature.

Les deux associés étaient rentrés un soir dans une auberge remplie de matelots.

Leur arrivée fut saluée par des acclamations.

On les fit jouer et chanter jusqu’à minuit, en arrosant leur chant de libations d’eau de vie.

Vint un moment où les fumées de l’alcool épaississant leur cerveau, les virtuoses cessèrent de chanter.

Par malheur, les matelots excités avaient plus soif de musique que jamais.

Une querelle éclata, les couteaux sortirent de leurs gaines, et les musiciens auraient peut-être terminé leurs aventures, si l’aubergiste n’eût trouvé moyen de les fourrer dans une soupente obscure où ils passèrent le reste de la nuit.

A force de peine, les deux pauvres hères parvenaient quelquefois à remplir leur bourse.

Alors ils s’établissaient à demeure dans un hôtel de bas étage et menaient joyeuse vie pendant quelques jours.

Puis il fallait, bon gré mal gré, affronter de nouveau les intempéries de l’air et des caprices d’un public difficile à contenter.

Finalement un reste de conscience et de lassitude amenèrent Josué chez ses parents.

Il reprit son travail à la fabrique et se fiança avec une honnête ouvrière, amie de ses sœurs.

On le croyait hors d’affaire.

Mais il soupirait en secret après sa liberté et les plaisirs grossiers auxquels on ne goûte jamais impunément.

La vie régulière et monotone de l’artisan lui pesait chaque jour davantage.

Il en était à se demander s’il ne ferait pas bien de prendre quelques jours de vacances, lorsque le même musicien revint à point nommé pour le tenter de nouveau.

Voilà nos gens en route. Ils retournent à Liverpool et s’embarquent pour l’île de Man.

Ce ne fut d’abord qu’une suite de fêtes.

Bien reçus partout, hébergés gratis par les cabaretiers, chez qui la musique faisait affluer les bons vivants, les deux virtuoses n’avaient qu’à tendre le chapeau pour recevoir des averses de gros sous, et la main pour saisir tantôt la chope, tantôt le petit verre qu’il fallait vider à la santé du généreux public.

Les nuits se passaient en orgies.

Parfois, dans les intervalles calmes, Josué se sentait encore repris par sa conscience, le souvenir des joies plus pures l’obsédait, et il souffrait de sa dégradation.

Alors il recommençait à boire pour noyer ses regrets, s’efforçant d’égorger à coups d’eau-de-vie, selon son expression, les bons sentiments à mesure qu’il les sentait se former dans son cœur.

Cependant, la bonne harmonie ne régnait pas toujours entre les deux amis.

Enervés par la boisson, ils se prenaient de querelle à tout propos ; ils finirent même par se battre en public avec l’acharnement de deux bouledogues.

On parvint à les réconcilier, et ils se disposaient à reprendre leur pérégrination, lorsqu’une attaque de choléra cloua Josué pour plusieurs semaines sur un misérable grabat.

A peine convalescent, il se traîne jusqu’au port, s’embarque pour l’Angleterre et retourne auprès de son père, qui l’accueillit avec bienveillance.

En 1848, nous trouvons Josué Poole marié à la jeune ouvrière qui avait eu le courage de s’attacher à lui.

Ses gains lui permettent d’habiter un charmant cottage à quelque distance de la ville.

Sa femme aimable et douce personne, d’humeur sédentaire, semble faite pour le rendre heureux.

Une carrière honorable s’ouvre devant lui.

Malheureusement les habitudes d’intempérances sont prises.

Josué a renoncé à courir le monde, mais il n’a pas le courage de se refuser quelques parties de plaisir.

Tantôt c’est une foire qui l’attire, tantôt une course de chevaux ou une modeste fête de village.

Il faut bien faire danser les jeunes gens, et personne ne manie l’archet comme lui.

Après la danse, le musicien fait sa tournée.

On couvre son violon de pièces de monnaie.

Pourquoi rapporter à la maison cet argent qui ne rentre pas dans la catégorie des gains ordinaires ?

Josué le verse sur la table et s’attarde à le boire en compagnie de quelques joyeux amis.

Cependant, sa femme passe la nuit à l’attendre, angoissée, tremblant au moindre bruit.

Un an après son mariage, Josué ne travaillait déjà plus que de loin en loin.

Son temps se passait à courir d’auberge en auberge, sous prétexte que le violon lui rapportait plus que la navette du tisserand.

En attendant, la misère était à la maison où Jane Poole, accouchée d’une petite fille, mal soignée, prenait le germe d’une maladie mortelle.

Il ne faut pas croire que l’ivrogne vit d’un œil indifférent les souffrances de sa famille.

Il y était si sensible, au contraire, que n’en pouvant supporter le spectacle, il ne quittait presque plus le cabaret.

Jane, au désespoir, sortait de son lit et se traînait jusqu’à son métier à tisser. Mais bientôt, trahie par ses forces, il lui fallait se recoucher. Elle finit par aller mourir chez sa mère.

Et le jour de l’enterrement, Josué, accablé de douleur, s’enivrait plus à fond que de coutume.

Huit jours plus tard, la petite fille suivit sa mère dans la tombe, et Josué fut recueilli par son père qui n’avait cessé de lui témoigner la plus grande bonté.

Tout ce que cet homme excellent lui demandait, c’était de renoncer à ses habitudes d’intempérance et de contribuer dans la mesure de ses forces à la dépense du ménage.

Nouvelle occasion pour Josué de changer de vie.

Il essaie sérieusement de se réformer ; mais bientôt, sous prétexte qu’il était à charge à ses vieux parents, il part pour l’île de Man, où les cabaretiers le reçurent à bras ouverts.

L’année suivante, nous le retrouvons sous le toit paternel, affaibli par la débauche et néanmoins sur le point de se remarier.

Mary Woolham avait dix-huit ans.

Convertie depuis plusieurs années, membre d’une classe méthodiste où elle s’est distinguée par son zèle et par ses talents, elle crut qu’il lui serait facile de ramener à la raison Josué Poole, son parent par alliance.

Un jour qu’il était resté plus longtemps que de coutume au cabaret, elle lui parla avec tant de force que le pauvre ivrogne fondit en larmes.

Elle crut avoir remporté la victoire, et comme Josué la suppliait d’achever son œuvre de miséricorde en l’épousant, elle accepta dans l’espoir de consolider ainsi les impressions reçues.

Ce fut le contraire qui arriva.

Josué, une fois l’époux d’une femme pieuse, se crut autorisé à continuer sa vie de débauche.

Mary n’avait-elle pas de piété pour deux ?

Lorsque cette infortunée vit pour la première fois son mari rentrer en chancelant à la maison, elle comprit la grandeur de sa faute et se repentit.

Mais il était trop tard, l’expiation avait commencé.  Mary s’était vue abandonner de tous ses amis.

On lui reprochait d’avoir jeté de l’opprobre sur l’Evangile ; son nom avait été retranché du registre de l’Eglise.

D’ailleurs une certaine fierté naturelle l’empêchait d’accueillir les marques de sympathie.

D’autre part, son mari la laissait presque constamment seule.

Il allait d’auberge en auberge, ne rentrant chez lui que vers le matin.

On le trouvait parfois en plein hiver, couché au pied d’un mur ou sous un buisson, à moitié mort de froid.

Finalement il tomba malade ; une inflammation du cœur et des poumons le conduisit aux portes du tombeau.

Les médecins l’avaient abandonné et sa mort paraissait prochaine, lorsque, une nuit, l’angoisse l’ayant poussé à prier, il se rappelle tout à coup ce passage : " Sois fidèle jusqu’à la mort, et je te donnerai la couronne de vie. "

Il se tourne vers sa femme qui veillait à son chevet.

- Mary, lui dit-il en pleurant de joie, Dieu m’a pardonné, je vais guérir.

Il guérit en effet, et pendant sa convalescence on put croire qu’il s’était réellement converti.

Mais son exemple devait montrer, après tant d’autres, qu’il ne faut pas compter sur la réalité d’une conversion opérée à l’article de la mort.

La misère était entrée dans la maison à la suite de la maladie.

Un jour que le pain manquait sur la planche, Josué saisit son violon qu’il n’avait pas touché depuis plusieurs mois, et courut dans une brasserie où il avait quelques fois gagné beaucoup d’argent.

Lorsqu’il rentra, tard dans la soirée, il ne fallut à sa femme qu’un coup d’œil pour voir qu’il était complètement ivre.

Les scènes de débauche allaient recommencer.

L’année 1854 trouva Mary Poole, à bout de ressources et de forces, établie dans une cave avec ses enfants.

Son mari courait les foires, faisant de l’argent qu’il buvait presque toujours séance tenante en joyeuse compagnie.

La situation précaire de sa famille était le dernier de ses soucis.

Un soir, au mois d’octobre, il arrive tout à coup chez lui.

Sa femme, assise sur un escabeau, s’efforçait, malgré sa faiblesse, d’allaiter le bébé, tandis qu’un petit garçon de trois ans la tirait par sa robe et demandait en pleurant un morceau de pain.

Josué ne peut supporter ce navrant spectacle ; il s’enfuit dans les champs, résolu à s’ôter la vie.

Au moment où il allait mettre son dessein à exécution, un jeune homme l’accoste, entre en conversation, et touché de tant de misère, il donne au malheureux une pièce de six sous.

Quelques instants plus tard, Josué rentrait dans sa cave avec un pain sous le bras.

La joie de la mère et de l’enfant à la vue de ce secours inespéré, lui fit verser des larmes ; mais on sait que les larmes ne coûtent guère aux ivrognes.

La semaine suivante, au retour d’une fête de village, Josué va frapper à la porte de son père.

Il était près de minuit.

Le vieillard, jugeant à l’accent de la voix que son fils est ivre, refuse de lui ouvrir.

Aussitôt Josué s’élance contre la fenêtre et la brise à coups de poings ; puis il s’en va errer par les rues en proférant les plus horribles blasphèmes.

Il était une heure du matin lorsqu’il se décida à rentrer chez lui.

La même nuit, son petit garçon tomba malade ; il toussait continuellement et sa respiration devenait haletante.

Bientôt des convulsions annoncèrent que la fin approchait.

Josué tenait l’enfant sur ses genoux, et saisissant l’intervalle entre deux crises, il lui dit :

- Tommy, joins les mains et dis ta prière.

Le petit moribond joignit les mains et pria ; puis il regarda son père et dit :

- Papa, viendras-tu avec moi ?

- Je ne puis pas, mon chéri ; mais je tâcherai de te suivre.

Quelques heures plus tard, l’enfant expirait doucement, après avoir murmuré une dernière fois :

- Papa, viendras-tu avec moi ?

- Aujourd’hui encore, ajoutait Josué en racontant plus tard cette scène, le souvenir des derniers moments de Tommy me fait trembler et verser des larmes.

Le cher petit m’aimait, et je l’aimais aussi dans mes intervalles lucides, assez rares il faut le dire, pendant sa courte vie.

Personne ne devinait plus vite que lui si je rentrais sobre ou en état d’ivresse.

Dans le premier cas, il accourait me présenter sa petite joue.

Lorsque j’étais ivre, le souvenir des coups de pied le rendant timide, il s’allait réfugier dans les jupes de sa mère en criant : Cache-moi, voici papa !

L’argent manquait pour les funérailles.

Josué était allé noyer son chagrin ; Mary dut emprunter une petite somme qu’elle remboursa peu à peu en tirant l’aiguille.

Six semaines plus tard le bébé mourut à son tour.

C’était à l’époque de la guerre de Crimée.

Dans une heure d’ivresse et de désespoir, Josué s’enrôla.

Mais à peine avait-il bu les arrhes que, revenant à lui-même, il courut se cacher dans sa cave où il demeura trois jours sans boire ni manger.

Le quatrième jour, la faim l’ayant obligé à sortir, on le mit en prison.

Quand on l’amena le lendemain devant les magistrats, ceux-ci furent frappés de sa maigreur et de son air hagard.

- Il faut, dit l’un d’eux, que notre cause soit bien désespérée pour qu’on ait reçu un personnage de cet acabit.

Josué, ayant été condamné à payer une amende de 26 shillings, il fallut de nouveau faire un emprunt dont Mary s’engagea à rembourser le montant.

Les années succédaient aux années, et la triste condition de Josué Poole ne faisait qu’empirer.

Le malheureux vivait dans un état d’ivresse qui ne lui laissait presque plus d’intervalles lucides.

Sa raison s’était altérée, à peine s’il se souvenait d’avoir quelque part dans une cave une femme et des petits enfants.

Lorsque l’envie lui prenait de rentrer chez lui, le plus souvent au milieu de la nuit, il les chassait à grands coups de pied pour s’étendre à leur place sur la paillasse humide, leur unique meuble.

Et l’agent de police, en faisant sa ronde, trouvait la pauvre femme à moitié nue devant la porte, un enfant sur chaque bras.

La sœur de Mary l’avait longtemps suppliée en vain de chercher un refuge dans sa maison.

Un matin, elle se rendit auprès d’elle avec quelques voisins et passa la journée entière à la solliciter.

A toutes ses demandes, Mary répondait en pleurant :

- Je ne puis pas l’abandonner, c’est mon mari.

Vers le soir, elle se décida pourtant à quitter son réduit.

Mais quelques jours après, Josué l’y ramenait de force en proférant d’horribles menaces.

Le malheureux ne savait plus ce qu’il faisait ; une seule pensée occupait son cerveau : Boire, boire, toujours boire.

Il avait vendu ses meubles, les ustensiles de ménage, la Bible de sa femme.

Ne sachant plus où trouver de l’argent, il vendit jusqu’aux vêtements qu’il avait sur le corps.

Il était continuellement en fureur.

Et comme il ne pouvait pas vendre sa femme et ses enfants, l’idée lui vint de s’en débarrasser en les tuant.

Pendant plusieurs semaines, il battît sa femme chaque jour, ne la lâchant que lorsqu’elle tombait insensible sur le carreau.

Finalement, le propriétaire intervint et contraignit Mary à demander l’assistance de la police.

Josué s’était rendu chez ses parents.

Les agents le trouvèrent aux prises avec sa mère et sa sœur qui cherchaient vainement à l’apaiser.

- Oui, criait-il, la première fois que Mary me tombera sous la main, je ne la lâcherai pas qu’elle ne soit morte !

Traîné devant les magistrats, il fut condamné à six mois de prison.

Comme on l’amenait à travers les rues, il s’aperçut qu’on passait devant sa demeure.

Il demanda la permission de dire adieu à sa femme.

Celle-ci l’avait reconnu au son de sa voix, elle ouvrit la porte pour s’enfuir ; mais voyant les menottes aux mains de son mari, elle fondit en larme et se jeta à son cou.

Josué l’embrassa, déposa un baiser sur le front de ses petits-enfants et s’éloigna, laissant derrière lui sa famille sans nourriture et sans feu.

Près de la prison se trouvait un cabaret hanté par la lie du peuple.

Un des compagnons ordinaires de Josué, voyant passer le triste cortège, fut touché de compassion.

Il s’approche des gendarmes et obtient la permission de faire boire un verre au prisonnier.

Celui-ci est reçu dans le bouge par des acclamations ; on le fête, on l’enivre, on lui fait chanter ses plus gais couplets.

Ce cabaretier était tout triste à la pensée qu’un si joyeux compère allait disparaître de la scène pour un temps.

Il proposa à Josué de le prendre chez lui à sa sortie de prison et de l’entretenir, à charge d’égayer la clientèle par ses chansons.

Mais Josué était trop ivre pour comprendre ce qu’il y avait de séduisant dans cette offre.

Les gendarmes le prirent par-dessous les bras et lui firent franchir le seuil de la prison, sans qu’il se rendît un compte bien net de ce qui lui arrivait.

Pendant les premiers jours de réclusion, Josué Poole fut en proie au delirium tremens.

Il courait de ci de là dans sa cellule, tout éperdu, se heurtant aux murailles, se roulant sur le parquet, cherchant en vain à échapper aux cauchemars.

Des souvenirs de débauche s’agitaient confusément dans son cerveau.

Ce n’était que tables couvertes de dominos et de cartes, bouteilles fêlées d’où l’eau de vie s’échappait en ruisseaux, virtuoses raclant le violon avec frénésie ou soufflant à grand bruit dans le cornet à piston, légions innombrables de femmes perdues et de gaillards ivres de gin dansant une ronde échevelée dans les airs.

Josué se sentait entraîné malgré lui dans le tourbillon, il essayait de danser ; alors les serpents s’enroulaient autour de ses jambes, un hideux fourmillement de reptiles se faisait sur son corps, et il tombait en poussant des cris.

Le temps de la réaction arriva.

Josué devint si faible qu’il ne pouvait plus marcher. Il fallait le nourrir comme un petit enfant ; les moindres émotions le faisaient pleurer.

Cependant aucun changement dans ses dispositions morales ; ses longues insomnies se passaient à méditer des plans de vengeance.

Il n’avait point oublié que sa femme était l’auteur de son incarcération, et lui tardait d’être libéré pour aller l’égorger avec ses enfants.

La bonté du gouverneur de la prison, les paroles d’affectueux reproches que lui adressait cet homme vraiment pieux, le faisaient parfois rentrer en lui-même.

Sa conscience se réveillait ; mais à la vue de sa misère morale, gagné par l’épouvante, il n’avait rien de plus pressé que de s’aller distraire auprès de ses compagnons de captivité, mauvais drôles pour la plupart.

Cependant, lorsqu’il lui fallait rentrer pour la nuit dans la solitude de sa cellule et qu’il se retrouvait face à face avec lui-même, le souvenir de ses égarements le troublait de nouveau.

Dans son désespoir, il se mettait à chercher les moyens d’en finir avec la vie.

Un soir que la conscience de sa dégradation l’avait rendu presque fou de douleur, son regard tomba sur une Bible.

Il l’ouvre et commence la lecture au Psaume 51, mais ses terreurs allaient croissant.

Il se met à genoux, il essaie de prier ; impossible !

Le diable lui murmurait à l’oreille : C’est inutile, Jos ; tout le monde t’a abandonné, ton père, ta mère, ta femme, tes enfants… tu es un homme perdu.

De guerre lasse, Josué s’étend sur son matelas pour dormir.

Il ne lui fut pas plus possible de dormir que de prier ; à peine s’est-il assoupi, que la pensée qu’il était un homme perdu le réveillait brusquement.

Le matin venu, il s’ouvrit de son état d’âme au gouverneur, qui lui répondit :

- C’est le Seigneur qui lutte avec vous. Toutes les fois que le désir de prier vous viendra pendant la journée, dites-le-moi, je vous enfermerai pour que personne ne puisse vous déranger.

Josué se prévalut à plusieurs reprises de cette offre, mais sans succès.

Quand on le réintégra pour la nuit dans sa cellule et qu’il se retrouva seul avec ses pensées, il lui sembla que son cœur allait se briser.

Le désespoir lui donnait le vertige.

Il passa la nuit à genoux, pleurant et demandant grâce ; mais toujours une voix mystérieuse lui répétait : Jos, mon ami, tout cela est inutile, tu es un homme perdu.

Trois jours s’écoulèrent dans ces luttes en apparence stériles.

Le soir du quatrième jour, le gouverneur était dans son bureau, occupé à écrire, lorsqu’il vit Josué passer lentement dans le corridor, le visage baigné de larmes.

Leurs regards s’étant rencontrés, il se mit à chanter l’hymne :

Have you not succeded yet ?                        (N’avez-vous point réussi ?)

Try, try again                                     (Essayez, essayez encore.)

Mercy’s door is open set,       (La porte de la miséricorde est ouverte)

Try, try again                                     (Essayez, essayez encore.)

Pendant que le gouverneur chantait, Josué sentait la lumière se faire dans son âme, la paix descendre dans son cœur.

L’heure de la délivrance avait enfin sonné pour lui.

Il était un nouvel homme lorsqu’il rentra dans sa cellule.

L’assurance que ses péchés lui étaient pardonnés et qu’il pouvait se considérer comme l’enfant de Dieu, lui donnait tant de joie qu’il passa la nuit à rendre grâce et à chanter.

Un malfaiteur qui habitait la cellule voisine l’entendit, et l’impression produite sur lui fut si vive qu’il se mit lui-même à prier.

Dès le lendemain, Josué commençait à parler du Sauveur à ses compagnons de captivité.

La plupart se moquèrent de lui, quelques-uns furent touchés de tristesse d’avoir offensé Dieu, et l’ivrogne converti eut la joie de les amener à Jésus-Christ.

Un mois avant sa sortie de prison, Josué s’entretenant avec le gouverneur, celui-ci lui dit :

- Ce n’est pas le tout, mon ami, il faut encore pardonner à votre femme de vous avoir fait enfermer, et lui écrire une lettre.

Au premier moment, Josué fut ébranlé.

Sa vieille rancune se réveillait avec force. Il dut avoir recours à la prière.

Lorsqu’il se sentit sûr de lui-même, il écrivit à sa femme une lettre pleine de tendresse et de regrets.

Quelques jours après il recevait la réponse suivante :

" Toi converti ? Non jamais. Dieu ne sauvera jamais un misérable comme toi. Tu fais l’hypocrite pour me ravoir et me chasser ensuite comme précédemment. Nous ne voulons ni mes enfants, ni moi, vivre désormais en ta compagnie. "

Le gouverneur qui avait, suivant la règle, ouvert lui-même cette lettre, la remit au prisonnier en disant :

- Allez-vous asseoir pour la lire, et avant de vous emporter, considérez ce que votre femme eut à souffrir lorsque vous étiez un ivrogne.

Malgré cette sage recommandation, Josué commença par se fâcher.

Il jeta la lettre au feu en jurant de ne plus s’occuper des siens.

Mais la grâce triompha de nouveau.

Et il vint à comprendre qu’on ne regagne pas sans peine la confiance perdue.

La dernière nuit de prison fut employée à composer un cantique de consécration au service de Dieu.

Et lorsque les portes s’ouvrirent, le prisonnier libéré s’arrêta sur le seuil, leva les yeux au ciel et s’écria :

- O Dieu ! Par ta puissance, voilà Jos qui rentre dans le monde pour y vivre en chrétien.

Josué traçait ainsi le programme dont il ne s’est jamais écarté.

On lui avait donné en le libérant une pièce de six sous.

A peine eut-il mis le pied dans la rue que le diable lui suggéra :

- Va prendre un petit verre ; il y a longtemps que tu n’as bu la goutte, tu as besoin de quelque chose pour te soutenir. Allons, va prendre un petit verre, rien qu’un !

Josué comprit que la tentation était trop forte pour qu’il y résistât de lui-même. Il s’arrêta et se mit à prier

- Non, s’écria-t-il. Je ne prendrai pas même un seul verre de gin. Le premier me ramènerait au deuxième, celui-ci au troisième, et je serais bientôt pire qu’auparavant. Avec l’aide de Dieu, je ne toucherai plus jamais à n’importe quelle liqueur.

Voyant de loin son père et un de ses frères qui venaient à sa rencontre, il courut au-devant d’eux en leur tendant ses bras.

- Père, s’écria-t-il, je me suis converti à Dieu, je ne vous ferai plus souffrir désormais comme autrefois. Il faut que nous allions au ciel tous ensemble.

Ces trois hommes se tenaient embrassés et pleuraient en silence comme des enfants.

Finalement Josué se mit à genoux pour demander à Dieu de bénir sa résolution et de le garder du mal, en particulier de l’influence de ses anciens compagnons.

Les passants s’étaient attroupés.

Ils considéraient avec étonnement cet homme agenouillé dans la rue et priant avec autant de simplicité que s’il eut été dans sa chambre.

Josué, s’étant relevé, crut devoir leur expliquer comme quoi l’intempérance l’ayant conduit jusqu’à la prison, le Seigneur l’y avait rencontré et avait fait de lui un nouvel homme.

On l’écoutait avec recueillement, quelques-uns même pleuraient.

Au détour de la rue, Josué fut reconnu de loin par deux ou trois hommes qui fainéantaient sur le seuil d’un cabaret.

L’un d’eux se précipita dans la salle à boire, en criant :

- Voici Jos, le violoniste, qui revient !

Aussitôt un essaim de buveurs parut sur la porte.

- Ah ! Te voilà, Jos ; allons, viens trinquer avec nous.

- Plus de ça, mes amis, répondit Josué sans s’arrêter, Dieu m’a converti, je suis en route pour le ciel. Je n’ai jamais été plus heureux… Que Dieu vous bénisse !  ….. Adieu !

Ces hommes étaient muets de stupéfaction.

Un peu plus loin, il fallait passer devant une brasserie bien connue de l’ex-ivrogne et toute remplie de ses anciens amis.

Il passa en détournant la tête et sans répondre aux invitations chaleureuses qu’on ne manqua pas de lui faire.

Mais la matrone qui tenait l’établissement connaissait trop bien ses intérêts pour ne pas chercher à retenir un virtuose aimé du public.

Elle courut après lui et lui mit la main sur l’épaule.

- Voyons Jos, mon garçon, ne fais pas le fier comme ça. Il y a là une troupe de joyeux compères qui ont de l’argent ; viens te réjouir avec eux.

Josué se retourna et d’une voix grave :

- Vous ne savez pas que j’ai donné mon cœur à Dieu. Je suis un chrétien à présent, un être bien différent de celui que vous avez connu… Que Dieu vous bénisse ! Je vais rendre visite à ma vieille mère.

L’aubergiste le laissa partir sans répliquer un seul mot.

Le premier soin de Josué en rentrant dans la vie sociale, fut de chercher du travail.

Il n’en trouva pas facilement, aucun patron ne voulait de lui.

Finalement le sellier qui employait son père depuis de nombreuses années consentit à le prendre comme ouvrier.

Il n’eut pas à s’en repentir.

Josué travaillait vite et bien, n’allait jamais à l’auberge et ne faisait jamais le bon lundi.

L’ivrogne réformé consacrait ses heures de loisirs à visiter les malades ; il avait un groupe à lui dans l’école du dimanche et employait une heure chaque soir à enseigner la lecture à ses compagnons de travail.

Josué jouissait de voir la considération lui revenir.

Cependant il y avait encore un nuage dans son ciel.

Sept mois s’étaient écoulés depuis sa sortie de prison, et toutes ses lettres à Mary étaient restées sans réponse.

La pauvre femme était allée vivre auprès de sa mère dans une ville voisine.

Sa santé avait été si fort ébranlée par les orages de leur vie conjugale qu’il suffisait de lui parler de son mari pour lui donner une crise de convulsions.

Les médecins désespéraient de sa vie.

Josué souffrait cruellement, partagé qu’il était entre le désir de revoir sa femme et la crainte de hâter sa fin en se présentant devant elle.

Un jour, n’y tenant plus, il se met en route après avoir beaucoup prié, et s’en va frapper à la porte de sa belle-mère.

Mary était seule à la maison.

Elle se lève et s’approche de la fenêtre pour voir qui était là.

Josué se tenait dans l’encoignure de la porte ; il frappe de nouveau, Mary se décide à ouvrir.

Mais à la vue de son mari, elle recule épouvantée et s’évanouit.

Lorsqu’elle reprit connaissance, Josué était assis ; il tenait ses deux enfants sur ses genoux et pleurait.

Mary considéra ce spectacle en silence, elle n’osait pas croire à la réalité d’une conversion qui lui paraissait impossible.

Sur ces entrefaites, sa mère entra.

Elle se mit dans une grande colère en revoyant son gendre, et elle voulait le faire partir à l’instant.

Celui-ci fut tenté d’obéir et d’aller noyer son chagrin dans l’eau de vie.

Un regard en haut lui donna la force de résister à la tentation.

Il se lève et dénoue un paquet dans lequel il avait apporté un chapeau neuf pour sa femme.

- Nous ne voulons rien accepter de toi ! Lui cria sa belle-mère.

- Bien, bien, mère. Je ne suis pas venu me quereller avec vous, mais pour voir Mary, ayant appris qu’elle n’avait pas longtemps à vivre. Je suis un chrétien, j’ai cru que c’était mon devoir de venir.

Ces paroles et l’accent d’humilité avec lequel elles étaient prononcées firent une impression favorable sur le cœur de la pauvre mère ; elle sortit pour aller préparer le souper.

Là-dessus, Mary dit à l’aînée de ses filles :

- Va embrasser ton père.

La petite fille obéit sans se faire prier, et Josué lui dit à mi-voix en la serrant sur son cœur :

- Dis à ta mère qu’elle-même n’en a pas fait autant.

Alors Mary vaincue, se jeta dans les bras de son mari et la réconciliation fut opérée.

Quelques mois plus tard, Josué ramenait sa famille à Bradford.

Il avait loué un joli cottage, et ses collègues de l’école du dimanche s’y étaient donnés rendez-vous pour souhaiter la bienvenue au couple nouvellement réuni.

On chanta un cantique d’actions de grâces, et l’un des moniteurs fit une prière.

Après quoi Josué, entourant de ses bras sa femme et ses enfants, demanda à Dieu de lui donner la force de les rendre heureux.

Nous n’avons pas l’intention de suivre plus loin la carrière de Josué Poole.

Notre but était de montrer la puissance de la grâce pour transformer les plus grands pécheurs.

Il ne nous reste plus qu’à dire en quelques mots de quelle manière l’ivrogne converti emploie les forces et l’intelligence que la débauche lui avait enlevées et que la piété lui a rendues.

Dieu a fait de lui un instrument de choix pour le salut des ivrognes et des femmes perdues.

Il n’habite plus à Bradford ; on le trouve tantôt dans une ville, tantôt dans une autre, travaillant avec sa fidèle Mary à éclairer et à relever les êtres les plus dégradés.

Sa parole agit avec tant de puissance, que partout sur son passage les cabarets, les théâtres se vident, et les foules s’attachent à ses pas.

Il y avait naguère, dans un quartier perdu de Londres, un lieu de débauche célèbre sous le nom de château d’Edimbourg, où des centaines de pécheurs et de pécheresses allaient passer les nuits à danser et à boire.

Josué, appelé par le docteur Barnado, l’ami des classes ouvrières, alla s’établir avec sa femme dans ce quartier.

Il prêchait chaque soir sous une tente et attirait la foule par la ferveur de ses sentiments autant que par l’originalité de son esprit.

Les habitués du château d’Edimbourg ne résistaient pas au désir d’entendre cette voix puissante, qui les transportait dans les régions élevées et pures du monde invisible.

Insensiblement dégoûtés de leurs grossiers plaisirs, ils délaissaient la taverne qui finit par se vider.

Les affiches les plus attrayantes, les plus brillantes illuminations restaient sans effet.

Au bout de sept mois, le propriétaire du château d’Edimbourg, se trouvant ruiné, mit en vente sa grande maison.

Le docteur Barnado l’acheta pour le compte de la jeune Eglise au prix de 112 000 Frs….., et transforma en chapelle la salle de concerts qui avait si souvent retenti des bruyantes acclamations d’une foule ivre de gin.

On pourrait citer bien d’autres exemples du bonheur avec lequel Josué Poole met à profit ses expériences passées pour attirer les pécheurs à Christ.

Ainsi, quoi de plus caractéristique que son idée d’employer à la conversion des âmes le talent musical qui lui servit si longtemps à les attirer dans des lieux de plaisir ?

Il faisait récemment une tournée à Bradford, à l’île de Man, dans les lieux jadis témoins de ses excès, et s’en allait de cabaret en cabaret jouer sur son violon des cantiques en l’honneur de Jésus-Christ.

Après quoi, il expliquait à ses auditeurs comment il avait été amené à changer de thème et de motif.

Josué Poole approche de la cinquantaine. Il porte sur son visage vieilli les traces de son intempérance passée, mais le feu de son regard, l’animation de sa physionomie intelligente qu’illumine un sourire bienveillant, font espérer qu’il a encore une longue carrière à parcourir.

Ne peut-on pas dire de lui ce que saint Paul disait de lui-même, qu’il a obtenu grâce afin que Jésus-Christ montrât en lui toute sa clémence pour servir d’exemple à ceux qui viendront après lui ?

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