Délia, dite l'oiseau bleu

Histoire véritable

Note du traducteur :

Mme Whittemore, auteur de ces pages, est bien connue à New-York par son intérêt actif et dévoué à tout ce qui touche aux œuvres de relèvement.

Elle a voulu se borner à raconter dans toute leur simplicité et sans aucune prétention littéraire, les phrases de la conversion et du court mais fructueux ministère d’une des pauvres filles qu’elle a aidées à se relever, dans l’espoir de contribuer par là à d’autres relèvements.

C’est aussi ce désir qui nous a engagés à reproduire en français et sans plus de prétention ces pages émouvantes.

Chapitre 1

Par respect pour nos lecteurs, nous nous abstiendrons de raconter les détails révoltants qui accompagnèrent les premiers pas dans le vice de celle que les vagabonds appelaient " l’Oiseau bleu. "

Cependant, il faut dire à sa décharge que c’est sous l’emprise d’un puissant narcotique administré par une personne qu’elle considérait comme une amie que Délia fut jetée dans une vie qu’elle apprit bientôt à mépriser.

De là, elle fut entraînée d’une façon vertigineuse dans les filets de Satan, jusqu’à ce qu’elle en vînt à considérer l’humanité tout entière comme son ennemie, concluant qu’il n’y avait point d’issue à sa misère.

Hélas ! Combien de pauvres filles tombées sont arrivées à cette conclusion !

Lorsque plus tard, après sa conversion, elle rappelait ces moments affreux de sa vie passée, elle avouait que Dieu semblait l’avoir abandonnée, qu’elle se sentait damnée pour l’éternité, persévérant malgré cela dans sa vie de péché sans aucun rayon d’espérance.

Placée dans un couvent après la mort de sa jeune et tendre mère, la pauvre petite Délia fut livrée dès son enfance à des mains étrangères.

Il est vrai qu’on prit grand soin de son éducation, mais son cœur soupirait après l’amour et la sympathie.

A l’âge de dix-sept ans, douée d’une nature candide, d’une jolie figure et de bonnes manières attrayantes, elle entra dans une pension d’étrangers où elle devint bientôt l’objet des attentions d’un jeune avocat.

Elle en fut flattée, le jeune homme était bien au-dessus d’elle comme position sociale ; ainsi le débauché n’eut-il pas de peine à gagner son affection ; il n’en eut pas davantage à abuser de son amour ; avec un cœur brisé et une santé ruinée, elle fut obligée de s’enfuir dans un village éloigné pour y cacher sa honte.

Les mois qui suivirent furent des mois de misère et de souffrance ; puis eut lieu la grande épreuve de sa vie et la pauvre enfant, n’ayant autour d’elle personne pour la guider, se sentit écrasée et désespérée.

Quoique durant son séjour au couvent, elle eût appris à réciter des prières, elle ne connaissait pas le Dieu qui délivre et qui, seul, aurait pu la consoler et la sauver.

Tout semblait conspirer contre elle dans ces temps difficiles ; sans amis, sans argent, elle rôda quelque temps encore dans les rues de la ville, et finit par s’adonner à l’ivrognerie.

Au bout de quelques semaines de cette vie de péché, personne n’aurait reconnu la belle jeune fille d’autrefois dans cette créature aux yeux hagards, à l’air effrayé, fuyant d’un lieu dans un autre pour échapper aux poursuites de la police.

Trois fois de suite, derrière les barreaux de la prison où elle ne tarda pas à être enfermée, elle fit vœu de renoncer à sa mauvaise vie si elle recouvrait la liberté.

Mais les découragements, la malveillance qu’elle rencontra partout, cette main toujours étendue pour l’enfoncer plus profondément dans l’abîme, la poussaient à recourir de nouveau à l’influence de la boisson, de l’opium et du tabac qui effaçaient bientôt le souvenir de ses bonnes résolutions.

On l’enferma durant plusieurs mois dans une maison de correction ; mais comme il n’y avait en elle aucun désir de réforme, elle en sortit plus endurcie que jamais, affaiblie d’esprit et de corps, véritable ruine.

Pour exciter la sympathie du directeur et hâter son départ, la malheureuse s’était privée volontairement de nourriture pendant plus d’un mois ; aussi fut-elle renvoyée et rejetée dans la vie, incapable de s’y conduire.

Dans l’hôpital où ses excès l’amenèrent bientôt après, elle endura d’affreuses tortures ; et quand elle sortit de là, elle se joignit à une bande de voleurs où sa supériorité sur ces natures incultes lui valut bientôt une véritable influence.

Ses petits doigts acquirent une grande habilité pour le vol, surtout quand il s’agissait de se procurer de l’argent comme pickpocket.

Se battre devint pour elle une sorte de manie, et sous les prétextes les plus frivoles, elle frappait sans crainte à droite et à gauche, de sorte que ceux dont elle partageait la coupable existence apprirent vite à la redouter et à la respecter ; boire, fumer, jurer était devenu chez elle des habitudes invétérées.

Il est vraiment étrange qu’en moins de trois ans, une créature humaine puisse descendre aussi rapidement les degrés du vice.

Ah ! Quand Satan tient une âme, fût-ce celle d’une innocente jeune fille élevée dans un couvent, il peut agir aussi sûrement et aussi vite qu’auprès d’une autre moins bien protégée !

Il n’y avait guère à New-York une salle de danse, un antre de jeu ou une taverne d’opium que Délia ne fréquentât.

Chaque nuit la trouvait au coin des rues ou dans les caves mal famées d’où elle fut souvent arrachée au milieu de son sommeil pour être jetée en prison.

Dans ces cas un seul agent n’était pas suffisant pour l’emmener.

Quoiqu’on lui mît les menottes, elle résistait tout le long du chemin, criant, jurant, effrayant de ses horribles propos les gendarmes eux-mêmes, qui, ahuris de tant d’audace, l’avaient surnommée" Mystère. " Sept fois elle fut ainsi saisie par la police.

Cependant, il y avait de nobles qualités cachées sous ce vice.

Elle ne supportait pas qu’on commît une injustice en sa présence et savait, au risque de sa vie et sans calculer la force de ses adversaires, lancer ses petits poings à la face des hommes cruels qui s’en rendaient coupables.

Quand elle était sobre, nul n’avait un plus grand cœur, se dévouant pour les malades, les soignant même au péril de sa vie dans ces lieux malsains où la contagion est toujours à craindre.

Il n’est pas étonnant que, lorsque ces dispositions eurent été sanctifiées par la grâce divine, elles soient devenues en elle une grande puissance partout où elle se sentit appelée.

Mais, en attendant que cette heure eut sonné, Délia était à l’âge de vingt-trois ans la créature la plus endurcie, et toute pensée de réforme avait été, semble-t-il, bannie de son esprit pour toujours.

Chapitre 2

Par une chaude nuit de printemps, le 25 mai 1891, quelques amis chrétiens m’accompagnèrent dans les mauvais quartiers de la ville basse à New-York.

Avant de partir, j’avais reçu en présent une très jolie rose pâle et, comme j’admirais sa beauté et la pureté de ses pétales, je demandais à Dieu qu’elle servit à sa gloire et au bien de la personne à qui je la donnerais.

Tout en marchant, nous arrêtant aux endroits les plus misérables, nous arrivâmes à une espèce de cave souterraine de Mulberry Street, et, après avoir descendu plusieurs marches, nous nous trouvâmes dans une salle remplie d’hommes et de femmes, principalement d’hommes, parlant, fumant et jurant.

L’atmosphère était lourde et viciée et nous ne pûmes faire autre chose que rester tranquilles, regardant le groupe étrange qui se forma autour de nous.

Quelques figures sauvages, cruelles, nous considéraient ; d’autres personnages plus indifférents se tenaient à l’écart, tandis que plusieurs étaient plongés dans un état trop misérable pour faire attention aux visiteurs.

En général, nous avions la permission de faire un petit service religieux dans ces endroits mal famés ; mais cette nuit-là, ils ne voulurent pas même nous laisser chanter, et nous donnèrent à comprendre qu’ils ne désiraient pas notre présence plus que quelques minutes.

Une bande de voleurs nous entourait ; lors même que nous ne nous en rendions pas compte, une femme attira particulièrement notre attention.

Elle semblait être l’orateur, le directeur, le chef de la troupe.

Comme elle se tenait tout près de moi, je pus la considérer à l’aise, voir cette pauvre figure meurtrie, ces marques noires sous les yeux, cette blessure au front, à la place où les cheveux étaient été arrachées, une autre cicatrice à l’oreille, marque d’une récente querelle dont elle me parla plus tard.

Le reste de ses cheveux pendait en désordre sur une robe sale en coton bleu.

Ses yeux pénétrants et sauvages s’étaient aussi arrêtés sur moi, et quelque chose que je ne puis décrire m’attira vers elle avec un amour et une compassion tels qu’en ce moment et dans ce lieu, je sentis qu’il fallait qu’elle fût sauvée.

Comme nous nous disposions à sortir, passablement découragés de n’avoir rien pu faire, la femme nous suivit, s’attachant en quelque sorte à nos pas.

Quelques mois plus tard, elle me donna la raison de cette conduite.

Le jour même, deux hommes de la bande avaient été arrêtés, et les autres étaient si excités, outre qu’ils se trouvaient sous l’influence de la boisson, qu’elle craignit qu’ils ne se vengent sur quelqu’un de nous.

Reconnaissant que nous étions des chrétiens venus là dans de bonnes intentions, elle prit la résolution de nous protéger : " Celui qui vous aurait touchés, me disait-elle plus tard, aurait eu affaire à moi. "

Que de fois, parmi les plus dégradés, nous avons vu Dieu respecté ainsi dans la personne de ses enfants !

Sur le front hardi de la pauvre fille perdue se lisait un courage indomptable qui devait certainement lui donner une influence sur les hommes lâches et cruels qui formaient sa société.

Quoique ses yeux aussi fussent hagards et farouches, et que son visage portât les marques du vice et de l’intempérance, il était facile de voir qu’elle leur était de beaucoup supérieure ; et cependant quel déplorable spécimen de l’humanité présentait à nos regards cette fille de vingt-trois ans !

Quand nous eûmes franchi le seuil de la porte, elle offrit de nous accompagner dans les débits d’opium de Mott Street.

Les étrangers ne s’aventurent pas dans ces repaires sans être accompagnés d’un agent de police, elle le savait bien, aussi attendait-t-elle notre réponse avec anxiété ; et lisant sur plusieurs figures un peu d’hésitation, elle secoua dédaigneusement la tête et dit : " Venez : Pour moi, je ne crains ni hommes, ni Dieu, ni diable. "

Chapitre 3

Ce ne fut pas la curiosité qui nous poussa à accepter la proposition de Délia : les tristes scènes dont nous venions d’être témoins nous avaient presque rendus malades ; mais, personnellement, j’avais un tel désir de parler en particulier à cette fille étrange que je l’eusse suivie n’importe où pour avoir l’occasion de lui apporter mon message.

Ce que nous vîmes dans ces débits d’opium, la plume se refuse de l’écrire.

Quoiqu’un grand nombre de traités y aient été distribués au nom de Christ, je ne crois pas qu’aucun bien ait été fait cette nuit-là, excepté pour la pauvre Délia.

Mais le souvenir de ce qu’elle était alors et de ce qu’elle est devenue depuis compense et au-delà les fatigues de cette longue nuit et le spectacle affreux de ces œuvres d’iniquité.

Parfaitement sûre que dans toute la ville de New-York, il serait impossible de trouver une créature plus misérable, je me décidai à lui offrir ma rose que j’avais tenue soigneusement cachée jusque-là.

Nous ne pûmes nous empêcher de sourire de la façon dont elle la reçut, elle fit un petit geste d’assentiment et dit en riant : " Oh ! Cela va très bien ! "

Certes, ni elle, ni nous, ne savions combien elle disait vrai.

Cependant, un des amis qui m’accompagnaient, me blâma un peu, disant qu’il était sûr que cette rose allait être détruite et que j’aurais aussi bien fait de la jeter à la rue.

" Non, répondis-je, car je sentais que Dieu même m’avait poussée à agir ainsi ; le Seigneur a une mission pour cette fleur, car, avant de la donner à cette pauvre fille, je lui ai demandé d’en faire un sujet de bénédiction. "

Pendant plus d’une heure, nous marchâmes ensemble Délia et moi, nous séparant seulement quand j’entrais dans les mauvais lieux qu’elle m’indiquait.

Je la suppliai de quitter cette affreuse vie, mais rien ne parut toucher son cœur.

Elle me dit qu’elle avait bien à manger et que quant à l’argent, elle n’avait pas de peine à s’en procurer, trouvant tout naturel d’en prendre à ceux qui en possédaient.

" Du reste, ajouta-t-elle, j’ai fait maintenant tous les péchés qu’il est possible de commettre et je ne pourrais plus vivre autrement. "

Néanmoins, plus la conversation se prolongeait, plus s’accentuait en moi la conviction qu’il fallait que cette fille fût sauvée, et, dans les profondeurs même de ce cœur corrompu, je pouvais discerner, avec la grâce de Jésus-Christ, la possibilité de meilleures choses.

Cette pensée s’empara de mon esprit avec une telle force que, durant vingt-quatre heures, cette pauvre fille des rues fut placée devant Dieu avec une foi persistante.

Dans le mauvais quartier qu’elle habitait, elle était connue sous trois noms.

La police, à cause de la peine que ses agents avaient à la saisir, l’avaient surnommée " Mystère " ; le peuple la désignait sous le titre de la " pourvoyeuse des voleurs de Mulberry, " tandis que d’autres, surtout les gens qu’elle fréquentait, l’appelaient l’" Oiseau bleu," sans doute à cause de la préférence qu’elle montrait pour cette couleur.

Durant trois ans, elle mena cette vie de vagabondage et perdit peu à peu la notion du bien et du mal.

Je l’écoutais dire ces choses et de pires encore et je pensais : " Si cette fille était fondée en Christ, Dieu ne pourrait-il pas sanctifier cette disposition intraitable et l’utiliser à sa gloire, de manière à en faire un instrument aussi merveilleux que Jerry Mac-Auley, puisque comme je l’ai déjà dit, il n’y a pas un repaire du vice, pas un antre d’iniquité qu’elle ne connaisse et où elle ne puisse pénétrer ? "

Ses réponses n’étaient pourtant pas encourageantes, excepté lorsqu’elle me promit de se rendre le lendemain à une de nos salles d’Evangélisation.

Tout en faisant cette promesse, elle nous regardait ; et lisant un sourire d’incrédulité chez un de mes compagnons, elle se redressa fièrement et ajouta avec une sorte de dignité : " Je pense que vous ne me croyez pas, mais quand je dis une chose, je la fais ; certainement j’irai. "

Le lendemain soir, j’attendis jusqu’à près de onze heures à l’endroit désigné et finalement, je retournai chez moi, le cœur attristé, sans l’avoir revue.

" Oh ! mon Dieu, sauve-la, emploie qui tu veux, mais sauve-la, pour l’amour de Christ ! "

Telle était ma prière en rentrant en ville après cet amer désappointement.

Le jour suivant, je me rendis comme d’habitude à notre Refuge (Porte d’espérance).

La directrice m’attendait dans le vestibule ; un petit objet enveloppé était dans sa main, et sa figure était rayonnante de joie, " J’ai quelque chose à vous dire, s’écria-t-elle, mais auparavant, regardez ce qui vous est destiné. "

Je pris le petit paquet et l’ouvris avec un peu de curiosité ; mais bientôt les larmes s’échappèrent de mes yeux et un sentiment inexprimable me saisit, car je tenais dans mes mains les restes flétris de la jolie rose donnée l’avant-veille au nom du Seigneur.

Elle avait accompli sa mission, parlant silencieusement au cœur de la pauvre pécheresse.

Chapitre 4

Après nous avoir quittés, Délia avait passé une journée très agitée ; des sentiments étranges envahissaient son âme et elle essaya de les noyer dans la boisson.

Elle but verre après verre et, chose extraordinaire, plus elle buvait, plus elle devenait maîtresse d’elle-même ; de sorte que, vers le soir, ayant la tête plus libre qu’avant cette orgie, elle se sentit désespérée.

Alors elle rentra dans la salle commune où nous l’avions trouvée la veille, prit dans un verre grossier la rose qu’elle y avait déposée, et voulut l’attacher à son corsage avec une épingle.

La fleur était belle encore, mais Délia remarqua bientôt qu’elle commençait à se flétrir, quelques-uns de ses pétales se détachèrent, tombant sur ses mains et sur le plancher.

Alors la pensée de la pauvre fille se reporta aux jours où elle aussi était pure comme cette rose ; devant son imagination se présenta sa joyeuse enfance et le souvenir de sa jeune et heureuse mère.

" Délia, pensa-t-elle, tes années se perdent l’une après l’autre dans le péché comme tombent les feuilles de cette rose. "

" C’est vrai, " dit-elle à haute voix, répondant à sa pensée.

" Et après ? " continua la voix intérieure. Encore une fois, Délia regarda sa rose dont les débris gisaient fanés et décolorés, et la réponse vint avec ce mot terrible qui l’ébranla de la tête aux pieds : " L’enfer ! L’enfer ! "

Il lui sembla que ses cheveux se dressaient sur la tête, tandis que son corps était comme paralysé de frayeur.

Soudain, la promesse qu’elle avait faite d’aller à la Mission revint à son esprit et fit jaillir en elle un rayon d’espoir.

Avec la promptitude de l’éclair, elle se retourna, et faisant face au groupe de curieux qui examinaient tous ses mouvements, elle dit avec emphase :

- Camarades, je vous quitte ce soir.

Au milieu du bruit des langues qui commentaient ces paroles, une voix se fit entendre :

- Vraiment, je crois que Bluette devient folle ; elle a perdu tant de sang dans notre dernière querelle ! Et où allez-vous, ma fille ? ajouta-t-il.

- Là haut, à la Mission, chez cette dame qui m’a parlé hier soir, répondit-elle plus décidée que jamais.

Voyant que personne ne pouvait ébranler sa résolution, un homme de la bande lui demanda :

- Bluette, avez-vous de l’argent ?

- Pas un sou, dit-elle.

- Eh bien, je déclare que si vous partez, ce sera comme une dame.

Et, fouillant au fond de sa vieille poche graisseuse, il en sortit cinq sous, prix de son souper, et dit avec bonne humeur :

- Je ne m’en porterai pas plus mal pour n’avoir pas eu de café ce soir ; ainsi vous pourrez prendre l’omnibus.

Ils se consultèrent un moment, puis décidèrent de l’accompagner jusqu’à la station.

Ah ! mon cœur a souvent tressailli de compassion et d’amour pour ces pauvres gens en pensant à ce voyage de Délia.

Marchant deux à deux, la petite procession la suivit, et une fois qu’ils l’eurent mise en voiture, un des hommes lui cria :

- Tiens ferme, ma fille !

- Dieu te bénisse, Bluette dit un autre.

Et quand l’omnibus commença à s’ébranler :

- Bonne chance, répétèrent-ils et ne nous oublie pas.

Appuyée à la portière, Délia agita sa main en signe d’adieu et leur cria :

- Oh ! jamais, jamais, je ne vous oublierai.

Et elle a tenu parole, car depuis le jour où elle eut trouvé le Sauveur, son unique pensée fut leur salut et l’amélioration de leur position misérable.

Ces voleurs n’ont-ils pas plus d’une leçon à nous apprendre ?

Dès qu’ils eurent compris que la compagne voulait se " tourner du bon côté, " d’après leur propre expression, ils l’aidèrent selon leur pouvoir.

Combien de pécheurs avons-nous aidés avec cette ardeur à se jeter aux pieds de Jésus ?

Le prix d’un de nos repas, par exemple, a-t-il jamais été sacrifié pour une telle cause ?

En atteignant la mission, Délia apprit que j’étais partie.

Mais après quelques minutes de consultation, il fut arrangé que quelques amies l’accompagneraient au Refuge où elle fut cordialement reçue, puis baignée, habillée pour la nuit, et mise au lit.

Dans sa main était encore sa rose maintenant flétrie, mais qu’elle avait voulu prendre avec elle, même dans la petite chambre où son bain avait été préparé.

Ce même jour, une jeune fille, venue pour nous aider momentanément, avait reçu une rose presque semblable à celle de Délia, et fut si touchée de l’amour de cette pauvre fille pour la fleur fanée qu’elle lui donna la sienne.

Plus tard, en parlant de cette circonstance, Délia y trouva une image de ce qu’elle deviendrait dans sa nouvelle voie.

- Je suis venue au Refuge presque détruite corps et âme, disait-elle, et j’ai échangé ma vie misérable pour refleurir par la grâce de Dieu, comme cette autre rose.

En me rendant au petit salon, je rencontrai Délia qui montait l’escalier.

Quel amour extraordinaire Dieu mit alors dans mon cœur pour cette fille !

Je la pris dans mes bras et l’embrassai avec tendresse sur ses pauvres joues meurtries.

D’un air étonné, elle se recula d’abord ; puis tout son corps commença à trembler et ses yeux se remplirent de larmes ; le regard qu’elle m’adressa était si touchant que je compris qu’une brèche venait de se faire dans son cœur et que le Sauveur pourrait y entrer.

Pauvre chère enfant !

Ce pur et tendre baiser, le seul qu’elle eût reçu depuis bien longtemps, éveilla-t-il en elle tout un monde de souvenirs ?

Revit-elle en imagination son enfance innocente et sa douce mère ?

Je le crois, car elle se mit à sangloter convulsivement, soutenue par la directrice et moi qui l’enlacions de nos bras.

Agenouillées près d’elle, trop émues nous-mêmes pour rompre le silence, nous bénissions Dieu d’avoir exaucé nos prières.

Enfin, ma bouche s’ouvrit, et après quelques paroles de supplications et d’actions de grâce, je me sentis pressée de prononcer la même prière que le Seigneur m’avait donnée pour une autre fille qui, peu après l’ouverture du Refuge, fut convertie d’une façon miraculeuse :

" Cher Sauveur, tout ce dont cette pauvre fille a besoin, c’est un peu d’amour ! Aide-nous maintenant l’une et l’autre à l’aimer, tellement que notre amour soit comme un reflet du tien ! "

Chapitre 5

Ce mot magique " amour ", ainsi prononcé, accomplit ce que n’avait pu faire toute notre conversation de la nuit précédente.

- Oh ! s’écria-t-elle, jamais je n’ai entendu prier de cette manière. Vous parlez à Dieu comme si vous étiez sûre qu’il est là avec nous.

- Oui, vraiment, il y est, chère enfant, répondis-je aussi réellement que vous y êtes vous-même, agenouillée près de nous. Maintenant, il faut que vous priiez aussi.

Tremblante, avec des sanglots dans la voix, elle dit seulement : " Seigneur, ayez pitié de moi, pauvre pécheresse, pour l’amour de Jésus-Christ. "

Puis elle se releva, et il y avait dans ses yeux un tel éclair de joie et de triomphe que, malgré les traces de péché que portait encore son visage, nous comprîmes qu’elle avait reçu le salut.

Depuis ce jour tout goût pour les liqueurs, l’opium et le tabac fut enlevé ; elle marcha bravement malgré toutes les tentations, avançant de jour en jour dans la connaissance du Seigneur.

J’ai vu peu de personnes croître aussi rapidement dans la grâce.

Dès le lendemain, elle me demanda la permission d’aller voir en prison un de ses anciens compagnons de débauche nommé Daniel.

D’abord, je refusai, trouvant qu’elle devait être affermie dans la vérité avant d’affronter la compagnie de ceux qu’elle venait seulement d’abandonner, mais ajoutant que j’avais la conviction qu’elle deviendrait un peu plus tard un moyen de salut pour eux tous.

Avec des yeux pleins de larmes, elle se détourna, et dit : " Naturellement, si vous dites non, je n’irai pas. "

Soudain, je me sentis reprise, et lui demandai pourquoi elle tenait tant à voir Daniel.

- Je veux lui dire, répondit-elle avec sentiment, que si Christ m’a sauvée, moi (et Daniel sait quelle créature j’étais), il pourrait le sauver aussi. Voilà pourquoi.

J’arrangeai immédiatement les choses, pour que Délia pût aller à la prison, et en sortant, elle dit : " Je vais demander à Dieu qu’il soit mon premier converti. "

En effet, la visite de sa compagne apporta une conviction dans l’âme du prisonnier, et quand fut prononcée la sentence qui le condamnait à plusieurs années de travaux forcés, il put s’appuyer en toute confiance sur le bras du Seigneur.

Depuis son départ, ses lettres ont témoigné de la réalité de l’œuvre opérée en lui.

La prière de Délia a été exaucée : Daniel a été son premier converti.

Peu après son entrée dans la maison, Délia, dont l’état maladif exigeait un traitement médical très sérieux, fut envoyée à l’hôpital pour y passer quelques semaines.

De là, elle écrivit la lettre suivante :

Chère mère Whittemore,

J’ai reçu votre lettre à 4 heures et j’y réponds à 4 ½ heures.

Ne croyez pas qu’ici je sois isolée avec ma douleur et mes souffrances ; où que j’aille, je trouve quelqu’un qui, plus que moi, a besoin d’encouragement, d’une bonne parole, etc…

Vous me croirez à peine si je vous dis que les pauvres filles se groupent autour de moi pour m’écouter.

Béni soit Dieu ! Il s’est déjà servi de moi, car une jeune fille m’a promis de changer de vie.

D’autres se moquent. Je sais que ce n’est pas de moi qu’elles se moquent, mais de Jésus-Christ, et c’est ce qui m’attriste.

Mais je ne veux pas me décourager.

Il y en a une qui vit dans le péché depuis l’âge de quatorze ans, et elle en a trente-deux.

Et bien, elle s’assied près de mon lit et m’écoute. Naturellement je lui dépeins le vice plus noir que la nuit et ma vie chrétienne d’à présent aussi brillante que le soleil.

Plusieurs dames avaient promis de venir nous voir, mais ne sont pas venues ; deux évangélistes de la ville ont apporté des fruits et des journaux, sans dire un mot du Seigneur.

Elles n’ont sans doute pas osé s’aventurer sur notre terrain.

L’une d’elles me reconnut et me dit d’un ton peu amical : " Comment, vous ? encore ici ? "

Une réponse vive me monta aux lèvres ; mais je la réprimai et me contentai de dire : " Oui, Madame, grâce à Dieu ! "

Elle me tourna le dos, et depuis ne m’a plus jamais parlé. Vous voyez même ici, j’ai besoin de veiller et de prier.

Je suis allée dimanche matin au service. M. M*** le pasteur est venu lundi dans notre salle et m’a demandé si je n’étais pas catholique romaine.

Sur ma réponse que j’avais été élevée dans cette religion, il ajouta qu’il avait remarqué mon attention au culte et m’engageait à revenir aussi souvent que je le pourrai ; je le lui promis.

Avant d’entrer dans le bateau qui m’avait amené ici, devinez qui j’ai rencontré ?

Un ami d’autrefois ; je l’ai supplié de quitter sa vie de péché et de chercher du travail pour devenir meilleur et plus heureux.

Lundi, j’ai reçu de lui une lettre que je vous montrerai, car je ne veux rien avoir de caché pour vous.

Ne craignez rien : pour l’amour de Jésus, je suis décidée à combattre Satan.

Je ne travaillerai plus jamais pour lui, car j’ai un Sauveur qui est votre Sauveur. Je sais que vous m’aimez, chère mère, et si j’étais tentée de faire le mal, la pensée de votre amour me ramènerait à Jésus.

Que Dieu soit avec vous jusqu’à notre prochain revoir !

Je ne saurais jamais vous bénir assez pour tout ce que vous avez fait pour moi ; mais mon Père au ciel et Jésus-Christ n’oublient rien.

Je veux faire tout à la gloire de Dieu.

Où que je sois, sur terre ou sur mer, je n’oublierai jamais ma meilleure amie après Jésus, vous qui avez pris la place de ma mère restée vide dans mon cœur depuis l’âge de neuf ans.

Personne ne sait, excepté Dieu et moi, la tentation que le diable a mise hier sur mon chemin.

J’étais à peine sortie du bateau, qu’une femme m’invita à boire un verre.

J’en avais envie, mais en me souvenant de votre bonté et fixant mes yeux sur Jésus, je vainquis le " vieil homme ".

Si la pensée de Jésus et de ses souffrances ne se fût souvent présentée à mon esprit, j’aurais plus d’une fois succombé à la douleur.

Quelquefois, je me suis éveillée en proie à une terrible angoisse ; mais je me disais : Heureusement, j’ai encore mes yeux et l’usage de mes membres, et je prenais une goutte d’eau.

Et tandis que je la buvais, je ne pouvais m’empêcher de penser à mon cher Sauveur cloué sur la croix ; il demanda à boire et on lui donna du fiel.

Et je me disais : Ne lui-ai-je pas moi aussi donné du fiel au lieu d’eau fraiche quand il m’appelait et que je refusais de venir à lui ? N’importe !

Maintenant je veux le suivre, il sera mon Maître.

Votre fille qui vous aime.

Délia

Chapitre 6

Je retourne de quelques pas en arrière pour montrer la manière dont Dieu s’est occupé des plus petits détails de ce cas intéressant.

Quand Délia arriva au Refuge, elle n’avait plus que les habits qu’elle portait qui durent naturellement être enlevés et détruits.

Rien pour elle dans notre armoire de réserve.

Tout à coup, je me souvins d’une malle qui avait été déposée quelque temps auparavant dans le vestibule et que nous n’avions pas encore ouverte.

Un jeune homme de ma classe biblique me l’avait apportée après bien des luttes intérieures, car elle contenait les habillements de la chère mère qu’il avait perdue et il ne s’en était séparé qu’avec la pensée qu’ils pourraient nous être utiles dans l’œuvre du Seigneur.

J’y trouvai un assortiment complet de vêtements pour Délia qui lui allaient comme s’ils eussent été faits pour elle.

Dans la soirée, on me remit aussi un peu d’argent pour ses besoins particuliers, de sorte que la Parole de Philippiens, chapitre 4, verset 19, se trouva pleinement réalisée, ce qui contribua à affermir ma foi et la sienne.

De retour à l’hôpital, Délia s’intéressa beaucoup à l’étude de la Bible, employant à la lire et à la méditer tous les moments dont elle pouvait disposer ; et Dieu illumina son intelligence et élargit son cœur, tellement qu’elle fut bientôt capable d’en tirer des leçons et des encouragements pour elle-même et pour les jeunes filles qui l’entouraient.

Plus d’une de ces filles bénit Dieu aujourd’hui pour le bien qu’elle leur a fait quand elles étaient tentées de retourner à leur vie de péché.

Elle les persuadait alors de monter au dortoir, et là, les faisait agenouiller près d’elle, luttant en prière avec ces pauvres créatures.

Au bout de trois mois, il fallut songer à utiliser le don qu’elle avait reçu, et nous commençâmes par les bas-fonds d’où le Seigneur l’avait si miraculeusement tirée.

Ce fut en tremblant qu’elle descendit les marches d’escalier qui conduisaient au réduit bien connu qu’elle avait habité si longtemps, et qu’elle se retrouva au milieu de ses compagnons de débauche ; elle leur parla, et en voyant ce visage si plein d’amour et de compassion, j’avais peine à croire qu’elle eût jamais fait partie de cette bande de voleurs.

Un grand silence l’accueillit ; tous se pressèrent autour d’elle, écoutant avec attention ce qu’elle avait à leur dire.

Les uns blessés ou meurtris dans une rixe récente ; d’autres abrutis par la boisson et roulant sous les bancs ; tous vêtus d’habits qui ne méritaient plus ce nom ; ils étaient là, considérant Délia qui leur disait :

" Trouvez-vous que je ressemble à la fille qui était encore avec vous il y a trois mois ? Pensez-vous que je sois venue ici pour me vanter devant vous de nos promesses passées ? Non, ajouta-t-elle avec des larmes dans la voix, je viens vous dire que si moi j’ai pu être sauvée, vous pouvez l’être aussi.

C’est Christ qui m’a pardonné mes péchés et m’a faite ce que je suis, et il est prêt à faire cela aussi pour vous. Ne voulez-vous pas le laisser agir, mes amis ? Ne le voulez-vous pas ? "

Il n’y avait pas un œil sec dans cette cave, tous pleuraient, excepté peut-être l’italien Joe qui avait l’air de surveiller avec une grande attention la cuisson du café que nous avions commandé pour toute la bande.

Délia s’arrêta un moment et, comme elle, je considérai tous ces misérables avec une tendre pitié.

Ils portaient tous les stigmates du péché.

Une des femmes, borgne, les cheveux ébouriffés, écoutait avec respect et tant d’émotion que les larmes ruisselaient sur un côté de son pauvre visage.

Une autre couverte de haillons, le nez emporté, semblait rivée aux lèvres de Délia ; les égratignures qui couvraient ses joues racontaient de tristes histoires, tandis que le châle grossier qui lui enveloppait la tête semblait destiné à cacher d’autres blessures.

Quant à ces hommes affreux qui nous entouraient, je préfère ne pas les décrire, excepté un qui avait le bras en écharpe, son chapeau rejeté en arrière ; il écoutait avec une ardeur intense les paroles de Délia.

Il semblait avoir connu de meilleurs jours que lui rappelaient peut-être les expressions consolantes de son ancienne camarade, car il baissait la tête et des larmes brûlantes tombaient de ses yeux.

La scène eût tenté un Rembrandt.

Sans crainte, Délia continuait à parler jusqu’à ce que, surmontée par son émotion, elle dit avec un sanglot dans la voix : " Prions " et se penchant vers moi : " Chère mère, priez ! "

Je louais Dieu devant eux tous, agenouillée près d’elle dans cette sale poussière, et éprouvant plus de joie au milieu de cette misère que je n’en avais jamais ressenti dans les soi-disant plaisirs du monde.

Il était environ deux heures du matin.

Plusieurs se joignirent à la prière aussi bien qu’ils purent ; et quoique nous n’ayons point vu cette nuit-là de résultat immédiat, je suis persuadée que la gloire de Dieu en sera un jour manifestée.

Entre Délia et moi se forma un nouveau lien d’amour qui ne devait jamais être brisé.

Plus tard, lorsqu’au milieu du jour elle passait par ces quartiers, on put voir le grand respect qu’elle inspirait à tous ces gens.

Une fois, comme elle se hâtait de rentrer à la maison, une grande foule se réunit autour d’elle et une de ces misérables femmes lui cria :

" Ah ! On en a fait une belle dame ! Vous êtes une belle dame maintenant, n’est-ce pas ? "

" Taisez-vous, répondit Délia, autrefois, j’ai voulu être une dame, et vous savez que cet essai n’a abouti à faire de moi qu’une ruine telle que vous ! Mais laissez-moi vous dire que ce que Dieu a fait pour moi, il veut aussi le faire pour vous. Ne le voulez-vous pas ? "

Un homme proféra un horrible juron, mais il fut durement repoussé par un pauvre vieux tout courbé qui, lui lançant un coup, lui dit : " Ne peux-tu pas te tenir tranquille ? N’as-tu pas de meilleures manières ? L’Oiseau bleu est là, elle veut nous parler ! "

Ah ! Comme Dieu est respecté même par les impies, quand ils se trouvent en face d’une âme honnête et courageuse comme l’était la sienne !

Une autre fois, on l’arrêta en lui disant : " Ici, Bluette, dites-nous quelque chose ! "

On s’imagine parfois qu’il est difficile de toucher les cœurs de ces bandits ; c’est qu’on n’a pas essayé ou que pour le faire, on n’a pas puisé suffisamment dans les compassions de Jésus.

Bientôt après, Délia dut partir, appelée dans plusieurs endroits où Dieu bénit son ministère. Un homme entre autres, adonné depuis des années à l’usage de l’opium, fut sauvé par son moyen ; et elle eut du succès non seulement parmi les pauvres et les dégradés, mais auprès des personnes de bonne éducation.

Chapire 7

Pendant qu’elle travaillait à New-London, je reçus la lettre suivante :

Chère mère,

Nous avons ici de nombreuses réunions, et j’ai reçu encore un autre appel pour aller plus loin. 

" Partout pour Jésus ! " ai-je répondu.

Au lieu de quelques jours, voilà quelques semaines que je suis ici et le même cri se fait toujours entendre : " Continue ! "

J’ai eu jusqu’à dix réunions par semaine.

Mon cœur saigne parfois à la vue de ces hommes que le démon de la boisson à marqués au front.

Je suis moins agitée depuis quelque temps.

Demandez au Seigneur qu’il me rende comme il veut que je sois, humble et douce.

Pensez un peu, déjà presque une année à son service !

Gloire à Dieu ! Je veux en commencer une autre dans sa force ! Dieu vous bénisse !

Quoique vous m’ayez arrachée à une bande de voleurs, ne vous inquiétez pas à mon sujet.

Je suis sur un roc solide : Jésus-Christ, et non contente d’y être arrivée moi-même, je veux en amener d’autres.

Je pense souvent à ce que disait une jeune fille de l’hôpital, peu de temps après ma conversion : " C’est Délia et ce n’est pas Délia. "

Non, Dieu soit loué ! Délia est morte, crucifiée, et comme Jésus est ressuscité, elle est ressuscitée aussi en nouveauté de vie les derniers jours de mai 1891.

Votre fille en Christ.

Délia

Avril 1892

Ma chère mère Whittemore,

Je veux vous dire que je suis plus heureuse que je ne l’ai jamais été.

Ce matin, j’ai reçu votre lettre et, si j’eusse été auprès de vous, vous auriez compris combien je vous aime, oui, toujours plus, et j’en ai sujet, chère mère ! Je possède Jésus-Christ, j’ai Dieu pour mon Père, et vous pour mon guide.

Ah ! je ne changerais pas mon sort contre celui de qui que se soit. Je sais ce que signifient ces mots : Le Servir.

J’ai lu le traité que vous m’avez envoyé : Assez pour aujourd’hui.

C’est ce que je sens : Je me confie de cette manière.

Je parle plus que jamais à Jésus ; cela peut paraître étrange, mais c’est ainsi.

Je bénis même Dieu de m’avoir affaiblie, c’est si délicieux de lui demander sa force et de la prendre !

Je suis enfermée, non en prison, mais avec Christ, et si c’est là la volonté de Dieu, ne dois-je pas être heureuse ?

Ne le seriez-vous pas ? ne me jugez jamais sur mon expression pas plus que vous ne jugez un livre sur la couverture.

Je viens de relire mon cher psaume 27, le premier que vous m’ayez donné.

Avec beaucoup d’amour.

Délia

Chapitre 8

Peu de temps après, Délia se rendait à Auburn pour y visiter son ancien ami Daniel dont nous avons parlé au commencement de cette notice, et qui subissait sa sentence dans cette ville.

Souvent elle lui avait envoyé de petits présents, et avait mis de côté un peu d’argent qu’on lui avait donné pour son voyage.

Je laissai la chère fille accomplir ses petits actes de renoncement ; puis, au dernier moment, je lui annonçais, à sa grande joie, que je me chargeais de tous ses frais à Auburn, et qu’ainsi elle était libre de faire ce qu’elle voudrait de son argent.

Il est superflu d’ajouter que pas un centime de ses petites épargnes ne fut dépensé pour elle-même.

Auburn, avril 1892,

" Chère mère,

J’ai trouvé ici comme partout ailleurs, des enfants de Dieu, même en prison.

Le Seigneur est allé devant moi et a aplani les chemins raboteux.

Je dois tenir une réunion le jour de Pâques dans la prison d’Auburn, et parler devant 1300 ou 1500 hommes.

Oh ! Jésus, que tu es bon pour moi ! Ne l’est-il pas ? Gloire à son nom !

Priez pour moi, mon cœur est plein ! Si j’avais douze vies et douze langues, elles seraient toutes pour Lui.

Oh ! Dites aux filles du Refuge d’être fidèles à Christ à tout prix.

Ce n’est pas une perte, mais un gain, une vie nouvelle : je la connais.

Je l’aime mieux que tout ; personne ne pourra m’empêcher de le servir. Je sais ce que signifient ces mots : à tout prix.

Ce n’est pas toujours ce que nous aimerions, mais c’est la volonté de Dieu.

Chère mère, sans vous, sans votre Refuge ouvert pour me recevoir, où serais-je ?

En enfer d’abord, puis dans le champ des maudits, car je n’aurais pas même eu une tombe chrétienne.

Je ne sais pas de belles phrases, mais je sais aimer Jésus. Priez-le qu’il me tienne au pied de la croix.

J’ai pensé aujourd’hui que nous prenons souvent notre volonté pour celle de Dieu ; nous disons que nous désirons faire sa volonté et c’est la nôtre que nous cherchons ; c’est notre cœur qui dit oui ou non.

Pour moi, je désire que dans toutes mes entreprises, ce soit Lui qui gouverne. "

Plus tard :

" J’ai vu Daniel aujourd’hui.

De peur d’oublier le message que j’avais reçu de Dieu pour lui, j’avais besoin de ne faire paraître aucune émotion, et j’entrai dans sa cellule comme si je l’avais vu la veille, lui disant simplement : " Bonjour Daniel ! "

Qui sait le déshonneur que j’aurais pu jeter sur la cause de Dieu si j’avais agi différemment ?

Je le suppliai de se confier en Jésus pour toutes choses.

Il me répondit qu’il priait toujours depuis qu’il était en prison, déterminé à vivre pour le Seigneur, qu’il allait écrire pour la première fois à son père, etc… "

Me racontant cette scène à son retour, Délia ajouta : " A mesure que je lui parlais, il pencha sa tête sur sa poitrine, vaincu par l’émotion.

Puis il fit la remarque que si Dieu pouvait me garder dans le monde au milieu des tentations, il serait bien lâche de ne pas compter sur Lui en prison, à l’abri de tout mal. "

J’avais écrit au chapelain pour demander que Délia pût s’adresser aux prisonniers collectivement, et le dimanche elle parla à environ 1500 d’entre eux.

On me dit ensuite que l’effet avait été indescriptible.

Rien n’aurait pu rendre cette scène produite par une frêle jeune fille proclamant les vérités de l’Evangile et racontant ses expériences.

Un grand nombre de personnes présentes l’avaient connue, dans son état de dégradation ; d’autres avaient entendu parler d’elle ; ainsi tous étaient doublement intéressés.

Durant son séjour à Auburn, Délia rencontra des enfants de Dieu excellents et se fit de nombreux amis ; l’un d’eux transcrivit dans ses propres expressions le discours qu’elle adressa aux prisonniers, qui sera l’objet du chapitre suivant. (Et dans le deuxième tome).

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