Comment peut se remplir une église vide
Ou " les fruits de l’amour et de la persévérance. "
De toutes les Eglises du district d’Ambatomanga (Madagascar), celle d’Ankorona est évidement la moins privilégiée.
Pauvre petite maison délabrée, aux murs de terre, au toit de chaume, enserrée à l’une des extrémités d’un grand village dont la majorité est catholique, elle n’a rien qui puisse plaire au regard.
Au sein de cette misère matérielle règne une misère spirituelle plus triste encore : point de vie ou à peu près ; la moyenne des auditeurs varie de cinq à quinze.
Le temple est considéré comme un abri commode, bon à tout faire, servant tantôt de grange pour battre le riz, tantôt d’atelier de menuisier où le mpitandrina (pasteur indigène) lui-même se faisait construire ses meubles.
On ne comprend que trop que l’évangéliste travaillant dans ce milieu ingrat ait pu désespérer parfois de sa tâche et qu’il se soit laissé aller à pleurer en trouvant la maison de prière transformée en atelier.
Pourtant ce n’est pas en vain que Rabé, cet humble mais dévoué évangéliste, qui a la charge de six Eglises dont fait partie Ankorona a jeté autour de lui la bonne semence d’amour.
A l’exemple de son Maître, il a compris qu’une parole dite à propos, une marque d’affection, un service rendu à un pauvre délaissé, à un malade dépourvu de secours sont encore plus efficaces qu’un beau discours prononcé dans un temple vide ou devant un auditoire inattentif.
Et la semence jetée par lui avec persévérance a germé et a produit un résultat inespéré, cela par l’intermédiaire d’un seul individu très bas tombé, mais que l’affection de Rabé avait gagné.
Près du temple d’Ankorona, accroupi devant son étal en fer-blanc, se trouvait tous les jours un boucher, attendant patiemment en plein air les acheteurs.
L’évangéliste ne pouvait pas ne pas passer devant lui : de temps en temps, il lui achetait un morceau de viande, puis s’éloignait sans rien dire.
D’autres fois, il lui adressait quelques mots laissés souvent sans réponse ou accueillis avec un air ironique par le marchand.
Pourtant la manière aimable dont Rabé lui parlait, sa persévérance à lui adresser la parole sans se laisser rebuter, finirent par faire impression sur l’esprit de cet homme, sans qu’il le manifestât extérieurement.
Aussi quel ne fut pas l’étonnement de l’évangéliste de se voir un jour invité par le boucher à entrer dans sa maison.
La première visite fut très courte ; pourtant, avec beaucoup d’à-propos, Rabé profita de l’occasion pour lui adresser quelques mots propres à le faire réfléchir.
- Homme, tu es fort, lui dit-il pour entrer en matière. Sais-tu d’où te vient cette force ?
- Elle vient de Dieu, répond l’autre.
Et la conversation en resta là.
Quelques temps après, nouvelle invitation ; mais cette fois, pour être sûr de tenir plus longtemps l’évangéliste, le marchand avait préparé un repas ; de cette manière on pouvait causer plus à l’aise.
Au cours de la conversation Rabé lance encore quelques mots pour éveiller la conscience de son hôte.
- Cette jeune fille est ton enfant, n’est-ce pas ?
- Oui.
- Est-ce que tout le monde a des enfants ? Est-ce que les enfants s’achètent avec de l’argent ?
- Oh ! Non.
- C’est donc un bien précieux dont tu dois être reconnaissant. Sais-tu d’où il vient ?
- Il vient de Dieu.
Et c’est ainsi que, peu à peu, par des conversations très simples, l’âme de cet homme s’éveillait ; il apprenait à réfléchir, à rentrer en lui-même, à sentir qu’il avait une âme ; et des besoins inconnus jusqu’alors se faisaient jour dans cette conscience encore à peine ébranlée.
Et cet ignorant avait de plus en plus besoin de quelqu’un pour diriger ses pas.
Il ne pouvait se passer de l’évangéliste, allait l’attendre au carrefour du chemin lorsqu’il revenait d’un autre village, de peur qu’il ne passât outre sans s’arrêter à Ankorona.
Mais, bien décidé à tenir son homme en haleine, Rabé lui mesurait la nourriture spirituelle à petite dose.
Il l’affamait. Et la pauvre âme altérée de crier à l’évangéliste qui s’éloignait :
- Comment peux-tu ne pas t’arrêter dans un village où tu as des amis ?
Il avait toujours quelque chose de nouveau à demander, un conseil, une indication, pour se diriger dans la voie nouvelle.
Naturellement il avait pris l’habitude de venir au temple chaque dimanche.
Ce ne fut pas sans stupeur que le village apprit que Rainisoa avait renoncé à ses anciennes habitudes, et suivait régulièrement le service protestant.
Cet homme, en effet, était l’individu le plus mal famé du village, et sa conduite ne justifiait que trop sa réputation.
Les jours de marché il ne rentrait jamais chez lui autrement qu’ivre, et alors il se mettait à battre tout le monde dans sa maison, mère, femme, fille.
Aussi, lorsque Rabé commença à le visiter chez lui, ce fut un vrai scandale : les gens bien-pensants de l’endroit, mpitandrina et membres de l’Eglise se mirent à dire :
- Qu’est-ce donc que cet évangéliste-là ? Le voilà qui s’en va visiter le plus grand coquin du village ?
Triste parole, hélas ! ne rappelant que trop une parole semblable prononcée jadis et visant la conduite de notre Maître.
Pourtant, de même que le minerais le plus vil d’apparence devient un métal de valeur du jour où il est purifié, de même un être déchu comme l’était Rainisoa put devenir un instrument béni, dès que sa conscience fut débarrassée de sa souillure.
Mais un autre évènement vint encore auparavant lui faire mieux comprendre ce que c’est qu’être disciple de Jésus.
Peu après être entré en rapport avec l’évangéliste, il tomba malade.
Rabé, sans rien lui dire, alla très loin lui chercher des remèdes ; ce fait le toucha beaucoup et le fit réfléchir.
Une deuxième fois, il se trouva de nouveau malade, et cette fois beaucoup plus gravement ; on crut qu’il allait mourir.
Alors, comme le bon Samaritain, Rabé emmena cet homme chez lui afin de pouvoir mieux le soigner.
Ces preuves réitérées d’affection agirent d’une façon profonde sur ce cœur simple.
Il comprit l’Evangile de la vraie manière ; il entrevit clairement qu’être chrétien, c’est manifester par sa vie qu’on veut suivre Jésus et lui ressembler.
Et cet idéal, il s’efforça de le réaliser à son tour.
Ce fut là un fait qui impressionna profondément ceux qui l’entouraient.
Sa famille fut sa première conquête.
Qui mieux que sa famille ou sa mère pouvait se rendre compte de la transformation totale opérée par l’Evangile dans cet homme, autrefois grossier et brutal dans ses jours d’ivresse, et maintenant plein de prévenance et d’affection ?
Aussi ne furent-ils pas longs à suivre son exemple.
La contagion s’étendit bientôt, car tous voyaient comment Rainisoa s’efforçait de réaliser autour de lui l’amour chrétien.
C’était des pauvres, des délaissés qu’il s’occupait de préférence ; il aidait les malheureux dans le besoin, leur apportait quelque nourriture.
Quelqu’un venait-il à mourir dans le village, seul, sans parents, sans amis ? il creusait son tombeau et même portait tout seul le pauvre abandonné à la dernière demeure, si personne ne voulait l’aider dans cette tâche.
Une transformation si profonde ne devait pas rester sans frapper promptement les esprits ; personne n’en pouvait croire ses yeux ; tous se souvenaient de son ancienne conduite, et chacun était amené à réfléchir et à chercher la cause d’un changement pareil.
Rainisoa, de son côté, profitait de toutes les occasions pour parler aux gens, pour les amener à converser avec l’évangéliste et pour les encourager à venir au temple.
C’était une petite révolution qui s’accomplissait dans le village.
Le vieux mpitandrina protestant et les rares auditeurs d’autrefois n’y comprenaient plus rien ; leur temple, vide jadis, se remplissait chaque dimanche davantage, et le zèle des nouveaux venus à écouter et à prier les dépassait !
Le parti catholique ne fut pas non plus sans s’émouvoir.
Le boucher du village est un personnage important et connu.
Aussi sentaient-ils que son changement de vie aurait une grande influence et serait un fort appui pour l’Eglise protestante.
Rainisoa comptait plusieurs catholiques parmi ses anciens amis, et ceux-ci l’entreprirent pour l’amener à venir dans leur Eglise.
L’un d’eux lui dit un jour :
- Viens dans notre Eglise : c’est là qu’est la vie !
Et Rainisoa de répondre :
- Si tu as la vie dans ton Eglise, c’est bien ; il y a aussi la vie dans la mienne, et j’y reste. Si nous avons tous les deux la vie, nous nous retrouverons au ciel.
Ne réussissant pas à le convaincre, les catholiques cherchèrent à l’entraîner en faisant appel aux penchants humains les moins honorables.
Ils lui expliquaient que, dans l’Eglise catholique, le péché n’est pas un crime ; on n’est pas tenu de suivre une morale trop sévère, car il est avec le ciel des accommodements : on va à la confesse, on reçoit l’absolution, et il n’y parait plus.
Hélas ! Est-ce coïncidence, ou est-ce l’influence de ces doctrines perverses ?
Il arriva un jour à Rainisoa de faire une lourde chute.
L’évangéliste l’apprit, s’en affligea, et s’empressa d’aller le trouver, afin d’aiguillonner sa conscience et de l’amener à repentance.
Entré dans la maison, il ne prononce pas une parole ; seulement des larmes coulaient silencieusement sur ses joues.
Interrogé sur la cause de son chagrin, il répond ces seuls mots :
- Mon enfant est malade ; il est très malade ; peut-être même est-il en danger de mort !
Et il se retire sans vouloir rester plus longtemps.
Très peu de temps après, il va de nouveau le visiter.
Le boucher, qui a très bien vu le sens de la parabole, fait semblant de n’avoir rien compris ; quand Rabé entre, il lui demande :
- Comment va ton enfant ?
- Il est encore très malade !
- Pourra-t-il être sauvé ?
- Je n’en sais encore rien.
Et la conversation en reste là.
Rabé laisse le malheureux à ses propres réflexions.
A la troisième visite, enfin, le cœur de celui-ci se détend ; sa conscience a parlé, et, quand l’évangéliste est entré, il lui dit :
- Je connais ton enfant malade !
- Ah !
- Oui, c’est moi-même !
Et alors, il lui ouvre son cœur, confesse sa faute et prend la résolution de se tenir désormais sur ses gardes.
La leçon fut dure pour lui, mais elle fut salutaire.
Jusque-là, il n’avait pas compris qu’un des côtés du christianisme : l’amour du prochain.
Un nouvel aspect s’éclaira alors à ses yeux ; la vie pure, la vie sainte.
Et, dès lors, cette question le préoccupa.
Conversant, un peu plus tard, avec M. Vernier, qui avait été prêcher à Ankorona, il s’approcha de lui à la fin du service, avec d’autres personnes, et lui dit :
- Pour ce qui est de l’amour du prochain, je crois que maintenant nous l’avons bien compris ; mais il y a un autre point qui nous préoccupe, c’est la débauche.
Beaucoup de jeunes gens parmi nous ne comprennent pas encore qu’elle ne peut s’allier à une vie chrétienne. Il serait bon qu’on insistât tout spécialement sur ce point.
Et ce fut l’un de leurs soucis, à lui et ses amis : éclairer la conscience de ceux d’entre eux qui n’avaient pas encore compris que la pureté devait s’allier nécessairement à la vie chrétienne.
Plusieurs, repris dans leur conscience, ont senti qu’ils vivaient dans une situation fausse et ont été faire régulariser leur mariage ; d’autres préparent à la chose leur femme ou leur mari.
Tout récemment encore, une jeune fille nommée Rabodomanga s’est résolument séparée du jeune homme avec lequel elle vivait, parce que celui-ci n’a pas voulu consentir à faire légaliser leur mariage ; c’est là une victoire réelle et bien inattendue, car cette jeune fille, originaire d’Ambatomanga, n’était pas précisément remarquable par sa bonne conduite et son zèle religieux.
Il y a six mois, elle alla s’établir à Ankorona, et, comme beaucoup d’autres, désira se joindre aux niveaux prosélytes ; mais ceux-ci lui dirent franchement qu’elle ne serait pas vraiment des leurs tant que sa situation ne serait pas régularisée ; et après de longues hésitations, sans doute, elle a rompu et vient de revenir à Ambatomanga dans sa famille.
Mais il y a encore d’autres exemples frappants et réconfortants : par exemple, ce menuisier qui, autrefois, considérait le temple comme un atelier tout trouvé.
La tristesse de l’évangéliste l’avait frappé, parait-il, et l’avait fait réfléchir ; et maintenant, il est l’un des membres assidus de l’Eglise.
Un autre encore, un borgne, nommé Ratsimandrésy, est devenu l’un des piliers de la jeune communauté.
Il est le fils du vieux mpitandrina, mais ne venait jamais au service du dimanche.
La transformation du boucher l’a frappé.
Il s’est rapproché de lui et est devenu son bras droit.
Comme il est le membre le plus lettré de tout ce groupe, sa parole a beaucoup de poids, et il est un de ceux qui se lèvent spontanément pour lire des passages appropriés du Nouveau Testament et donner des éclaircissements aux fidèles.
Voici encore un exemple pour finir :
Au nombre de ces nouveaux convertis se trouve un pauvre fou, être inoffensif, presque complètement incapable de réflexion.
Et pourtant, si privé de raison qu’il soit, il a été gagné par ce mouvement, et cela d’une manière très consciente.
Auparavant, il avait l’habitude d’aller tantôt à l’Eglise catholique, tantôt à l’Eglise protestante.
Mais, ces derniers temps, il remarqua un changement notable dans la conduite des protestants à son égard.
On ne se moquait plus de lui, on le traitait avec affection, on lui donnait à manger, et le cœur de ce pauvre innocent fut touché ; lui, qui ne comprend que les choses très simples, comprit celle-là : il sentit qu’on l’aimait, et répéta désormais :
- Chez les protestants, il y a de la vie !
Sa foi est très simple, il ne sait dire que ceci : " Je sais que Dieu m’a créé. J’aime Dieu et je dois à Dieu tout ce que j’ai. "
Il cherche, lui aussi, à montrer sa reconnaissance : pour gagner sa vie, il monte la garde, de nuit, en dehors du village, en remplacement de tel autre fortuné, qui lui donne en échange 15 centimes et une assiette de riz.
Eh bien très souvent, il se contente de l’assiette de riz et verse toute sa fortune dans la collecte du dimanche, malgré les dénégations de ceux qui connaissent sa pauvreté.
Dès les premiers temps, il s’est, en outre, offert pour balayer le temple ! Heureuse simplicité d’un cœur gagné par l’amour !
Mais il y aurait sans doute d’autres exemples intéressants à signaler s’ils étaient connus, si ce qui se passe au fond des consciences était révélé.
Il vaut mieux que Dieu seul le sache.
Toujours est-il que le maigre auditoire des jours d’antan ne se reconnaît plus.
Cinq, dix, quinze personnes formaient autrefois le noyau des auditeurs.
Aujourd’hui le petit temple est insuffisant ; ils sont plus de cent qui s’y réunissent, parmi lesquels quelques catholiques gagnés à l’Evangile.
Leur zèle ne se lasse point ; ils ont réparé le temple, construit une quarantaine de bancs ; ils ont souvent entre eux, dans leurs maisons, des réunions de prière, sans compter celle du dimanche matin.
Tous, sans doute, n’ont pas fait le pas décisif, n’ont pas encore compris qu’il leur fallait renoncer à telle ou telle mauvaise habitude ; pourtant les cœurs sont en fermentation.
Puisse-t-il y en avoir encore beaucoup qui naissent à la vie nouvelle !
Dans les environs même, le mouvement s’est étendu.
Rainisoa, par sa situation de marchand, était à même de voir beaucoup de gens venant de villages éloignés les uns des autres.
A la suite de sa chute, le sentiment de son devoir grandit ; il se crut appelé à une mission spéciale dans le village d’Antanatsara, car c’est là qu’il avait succombé.
- Puisque j’ai été ici une occasion de scandale, dit-il, ma responsabilité est d’autant plus grande vis-à-vis de ce village.
Aussi cherche-t-il, aidé par sa femme, à agir sur ses amis, ainsi que sur les autres gens de l’endroit.
En terminant ces lignes, je ne puis m’empêcher de penser à la parole de Jésus, qui s’applique si bien à ce qui s’est produit à Ankorona :
" Il se passe pour le royaume de Dieu ce qui se passe lorsqu’un homme jette la semence dans la terre. Qu’il dorme ou qu’il veille, nuit et jour, la graine germe, la plante grandit sans qu’il sache comment.
D’elle-même, la terre donne son fruit : c’est d’abord une herbe, c’est ensuite un épi, c’est enfin le blé remplissant cet épi.
Et, quand la terre a ainsi donné son fruit, il y met aussitôt la faucille, car la moisson est arrivée. "
M. FORGET
(Journal des missions évangéliques)