Eglise de Christ et régimes de ce monde
(Nous rapportons ici, le point de vue de Joseph HROMADKA, professeur de théologie réformée à la faculté protestante de Prague).
" Aucun rideau, fût-il d’or, de soie ou de fer, ne doit nous séparer les uns des autres. "
Tel est l’avis du professeur Joseph Hromadka , qui enseigne la théologie réformée à la Faculté protestante de Prague depuis son retour des Etats-Unis, où il vécut durant l’oppression de la Tchécoslovaquie par les Nazis.
Après avoir résolument dit non aux Hitlériens, Hromadka adoptait une attitude toute différente à l’égard de la révolution communiste de 1948.
Nous voudrions évoquer ici les raisons avancées par ce chrétien éminent, étant bien entendu que le problème se pose dans chaque pays sous un angle particulier, et que nous voulons informer dans un domaine où le lecteur conservera sa pleine liberté de décision.
Dans quel climat Hromadka participe-t-il à la " révolution socialiste ? "
Le théologien tchèque déclare formellement qu’il n’y a ni persécutions ni entraves apportées par l’Etat contre les Eglises protestantes de son pays, pourvu qu’on s’accorde à dire avec Hromadka que " quand l’ancien droit féodal (ou plutôt l’injustice) est liquidé et que les Eglises souffrent matériellement, cela ne signifie pas forcément que l’Eglise est persécutée. "
Sans doute Hromadka modifierait-il quelques-unes de ses conclusions si la situation venait à changer.
Mais, dès aujourd’hui, il voit clairement, pour reprendre ses expressions, que " nos écoles et nos tribunaux, notre littérature, notre atmosphère sociale et politique sont formés actuellement par une idéologie définie, soutenue par les masses qui brûlent de conviction agressive, décisive et enthousiaste.
Ainsi, les derniers piliers sur lesquels les Eglises reposaient jusqu’à présent s’écroulent. "
Il est arrivé à Hromadka de prévoir publiquement le cas où il serait emprisonné.
On peut donc prêter l’oreille à ce chrétien : sa pensée ne pèche ni par rêverie, ni par naïveté.
La position de Hromadka ne se comprend que si l’on met en lumière sa conviction que la décadence et la fin de la suprématie du monde occidental et germanique, précipitées par deux guerres destructives, entrainent la désaffection envers les principes politiques et même la civilisation de l’" Occident ", - que pour sa part cependant le théologien tchèque " aime et chérit grandement. "
Il ne prononce pas une condamnation définitive ; il se contente d’affirmer que le Christianisme n’est nullement lié, une fois pour toutes, à cette civilisation décadente, incapable d’offrir une nourriture spirituelle aux athées.
Notre temps est celui des changements radicaux ; il s’agit, selon Hromadka, de la fin de ce qu’on a appelé la bourgeoisie.
" L’Eglise du Christ, debout sur les ruines de l’ancien ordre international, social et politique, doit retrouver sa vraie place, au fond de l’abîme humain. "
En face de la crise occidentale, il y a l’U.R.S.S. et le communisme.
Hromadka pense que l’existence du monde soviétique est un phénomène essentiel de notre époque et que, même vaincu dans un conflit militaire, il marquerait notre temps.
Aussi Hromadka se refusera-t-il à identifier le communisme avec le nazisme dans un parallèle facile des deux doctrines.
Selon lui, le communisme est une forme athée du développement des forces égalitaires et sociales du christianisme.
Le communisme prend sa place dans la perspective de l’histoire chrétienne ; il en est à la fois un mauvais fruit, dû aux erreurs de la bourgeoisie chrétienne, et un héritier, par ses aspirations généreuses :
" Le désir ardent d’une société sans classes différentes, d’une société de fraternité humaine et de liberté, n’est-il pas un écho du message prophétique et évangélique sur Jésus-Christ, le Fils de Dieu présent au milieu de tous les pécheurs, qui ne fait aucune distinction en ce qui concerne le sang, les biens, l’éducation et la position sociale ? "
D’un point de vue purement tchèque, Hromadka énonce un jugement très dur sur les partis non-communistes de son pays à la veille de la révolution de 1948 : - " Un pitoyable travail d’amateur ", dit-il, - et se refuse à confondre la défense des écoles ou des biens religieux avec la défense des droits de l’Eglise.
L’Eglise, en effet, ne doit pas avoir d’autre position que spirituelle.
Hromadka insiste fortement sur ce point.
Il considère les épreuves présentes de l’Eglise romaine en Tchécoslovaquie comme la rançon historique, le fruit en quelque sorte, des erreurs et des compromissions politiques du catholicisme dans le passé et dans le présent.
En aucun cas, l’Eglise ne saurait-être le rempart ou le " réservoir " du vieil ordre de choses sociales et économiques.
Appuyé sur la tradition réformée tchèque depuis Jean Huss, Hromadka souligne que l’Eglise chrétienne doit n’être qu’une communauté de pèlerins, qu’elle ne doit aucunement prendre appui sur le monde, où elle ne peut jamais se sentir vraiment à l’aise.
En ce sens, sa situation dans l’Etat communautaire de M. Gottwald, est donc spirituellement normale.
Tourné vers l’Occident, Hromadka invite les chrétiens à ne pas confondre les pâles traditions religieuses de la société qui disparait, la vague religiosité de ses hommes d’Etat, avec l’obéissance d’une société à la Parole du Dieu vivant.
" Au sein de la démocratie communiste, les épreuves sont bénies.
L’Eglise est plus riche quand elle se repose uniquement sur Dieu et sur la force du Saint-Esprit, quand elle renonce au prestige et à la reconnaissance extérieure, à la splendeur et à la richesse matérielle, quand elle cesse de se reposer sur l’indulgence et la neutralité spirituelle des laïques et qu’elle s’engage dans une dispute spirituelle avec une société guidée par des idéaux agressifs définis et des convictions profondes…
Rappelons-nous donc encore une fois la parole de l’Apôtre : " Ma parole et ma prédication n’ont pas consisté dans les discours persuasifs de la sagesse, mais dans une démonstration d’Esprit et de puissance, afin que votre foi fût fondée, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu. " (1 Corinthiens, chapitre 2, verset 4).
Par la sagesse des hommes, l’Apôtre ne comprend pas seulement les opinions, les idées et les spéculations et les idéaux des hommes, mais aussi leur intelligence, leur force et leurs privilèges, toute la douceur sociale et tous les compromis qui aident l’Eglise à atteindre une victoire sans combat ni sacrifice. "
C’est donc une bénédiction que Hromadka attend pour l’Eglise de la situation actuelle, un réveil (bien qu’il n’emploie pas le terme).
Il pense que les circonstances imposeront un renouveau du témoignage de l’Eglise réformée tchèque :
" Nous sommes devenus une Eglise de flâneurs, de paresseux et d’indifférents…. nous sommes en danger de défaite dans le combat spirituel par notre faiblesse et notre fatigue intérieure, et non pas par suite des forces de l’extérieur…
Le temps arrivera où chaque parole de confession comptera, où seule une grande et forte foi vivra sans crainte.
Seule une grande, incontestable et joyeuse foi sera victorieuse. "
Hromadka adjure donc les chrétiens de ne pas se retirer en eux-mêmes dans une religion cachée, égoïste et " maussade. "
Qu’ils portent plutôt le témoignage, jusque dans la transformation sociale – ou dans le combat contre celle-ci, pourvu qu’en tout cas on ne cède pas à la tentation de quelque fausse croisade !
Dans le monde où nous vivons, le fanatisme politique interdit trop souvent (même aux chrétiens, hélas), d’accepter un régime tout en formulant des réserves à son égard, de s’opposer à un parti sans le condamner entièrement.
Nous vivons dans le tout ou rien politique.
L’exemple de Hromadka, sur ce point au moins, peut contribuer à nous ouvrir les yeux.
Il accepte entièrement la révolution communiste, il la soutient, il veut lui apporter l’aide des forces chrétiennes.
Mais s’il se rallie à la révolution et à la " démocratie populaire ", il ne se rallie pas au communisme.
Il ne tente pas quelque fusion entre le christianisme et le marxisme ; il n’essaie pas de substituer un cléricalisme d’extrême gauche au cléricalisme conservateur.
Il se distingue des communistes en ne saluant pas avec enthousiasme les événements de 1948.
C’est dit-il, " une situation qui n’est pas selon notre désir. "
Pour sa part, Hromadka avait espéré une évolution qui eût fierté et l’égoïsme, avec l’idolâtrie et fait de la Tchécoslovaquie un lieu de rencontre entre l’Occident et l’Orient, le libéralisme et le communisme.
Il le dit tranquillement.
Il regrette aussi le caractère militaire que le communisme a imposé – sous la pression des anti-communistes, il est vrai, - aux aspirations socialistes.
Il souligne le caractère totalitaire, voire policier, du nouveau régime.
Il rejette formellement le matérialisme dialectique, c’est-à-dire la théorie du communisme.
Il insiste sur la nécessité d’une purification de la société communiste par l’action des chrétiens et la qualité de leur témoignage.
A la différence des communistes, il affirme le caractère transitoire de l’étape communiste ; il y voit un moment de l’évolution humaine préparant une plus intense manifestation de la gloire du Christ dans la société.
(Cette idée, à la vérité, n’est pas claire dans les textes d’Hromadka traduits en français).
Surtout, Hromadka témoigne, face au communisme, que la révolution ne change rien à la condition véritable de l’homme :
" Même quand la société sans classes se créera, nous nous rencontrerons encore avec un malaise physique et spirituel, avec le péché et la dureté du cœur, avec l’improbité.
Même alors, l’Eglise du Christ ira de par le monde comme un pèlerin et un étranger, elle offrira à tous ses remèdes de vérité, de grâce, de justice et de chasteté.
Et il sera évident que même la nouvelle société aura besoin de l’Eglise, plus que l’Eglise n’aura besoin de la nouvelle société. "
La liberté de Hromadka à l’égard du régime qu’il soutient reste donc entière.
Il n’hésite pas à déclarer que " c’est une situation grotesque que de voir un porte-parole du parti (communiste) annoncer l’intention du parti et du gouvernement de protéger les catholiques contre les mesures du Saint-Siège. "
Il n’exclut nullement la préparation d’un combat spirituel " des plus épuisants avec les germes de désintégration, d’une part, et les tendances totalitaires, d’autre part. "
Il envisage clairement la possibilité que le message de l’Eglise se concrétise en un non décisif qu’il explique en citant le Psaume, chapitre 75, verset 5 :
" Je dis aux orgueilleux : " Ne vous enorgueillissez pas, " et aux méchants : " Ne levez pas la tête ; ne levez pas si haut votre tête ; ne parlez pas avec insolence en raidissant le cou ! "
Hromadka dit lui-même que son attitude est discutée en Tchécoslovaquie ; et plus d’un lecteur sera tenté de la croire discutable.
Il nous suffit de savoir qu’elle est solidement enracinée dans la foi.
Elle n’a rien à voir avec l’opportunisme politique, ou la soumission de la pensée chrétienne aux idées - forces d’une époque.
L’accent dominant des écrits de Hromadka, c’est en effet la ferme assurance de la foi.
" Ma théologie, dit-il (est) appuyée sur le témoignage biblique de la présence réelle du Crucifié et du Ressuscité au plus profond de l’humaine misère, et de son ultime victoire à la fin des temps. "
Il conclut une interview en déclarant :" Une Eglise qui connaît son Seigneur et le sert sans peur n’a rien à craindre ! "
Il rappelle qu’" à présent, notre salut est plus proche que quand nous sommes devenus des croyants. "
Quelle vigueur, quelle fierté chrétienne dans cette phrase de Hromadka qu’il serait malséant de commenter :
" L’Eglise n’est chez elle dans aucune situation historique ; elle n’est paralysée par aucune catastrophe historique. "
Par F. LOVKSY