Le miracle des 16 000 Nouveaux Testaments russes
Une année s’était écoulée depuis ma mission politique et humanitaire en Russie.
C’est alors que, d’une façon bien inattendue, on m’y envoya de nouveau ; mais cette fois c’était en qualité d’officier de liaison entre les agences russes et alliées de propagande, dont l’activité était en Russie.
Au printemps de 1917, la propagande allemande avait une influence si forte sur les soldats et sur le peuple que ceux-ci ne savaient plus pour quoi on se battait.
Le Comité anglais à Saint-Pétersbourg avait d’excellentes brochures à distribuer.
Elles expliquaient les raisons et les conséquences de la guerre.
Ce qui manquait, cependant, c’était des moyens de diffusion.
De plus, les agences russes auraient pu faire beaucoup plus si elles avaient eu la littérature nécessaire. Mais elles manquaient de fonds.
Toute cette affaire de propagande était entre les mains de l’ambassadeur anglais à Saint-Pétersbourg.
C’est ce que me dit le colonel Buchan, du Foreign Office, avec qui j’en parlai.
Personne n’était assigné, à Londres, pour une telle œuvre, et il me proposa d’y aller de ma propre initiative, si je pouvais invoquer une bonne raison pour un tel déplacement.
Car personne n’était autorisé à sortir d’Angleterre pour son simple plaisir.
Je lui montrai une lettre reçue la veille.
Mon frère m’écrivait d’un camp de prisonniers allemands.
Il proposait un échange entre un certain officier allemand et lui-même, et il me priait d’user de toute mon influence auprès du gouvernement provisoire pour réussir.
- Excellent ! Excellent ! me dit le colonel Buchan ; vous irez en Russie pour arranger cela. Si Sir Georges Buchanan a besoin de votre aide, nous payerons toutes vos dépenses.
- Et s’il n’accepte pas mes services, je paierai moi-même les frais de cette entreprise.
Le colonel téléphona tout de suite aux Ministères de la Guerre et de la Marine, et en quelques minutes tout était arrangé.
On me donna de nouveau un passeport semi-diplomatique établissant que je voyageais en mission spéciale.
Il n’y a pas lieu de raconter ici tout ce qui se passa dans ces six semaines en Russie.
Toutefois, j’aimerais souligner le fait que l’ambassadeur anglais accepta avec reconnaissance mon concours.
On me donna un document certifiant que j’étais autorisée à rétablir la liaison entre toute société ou union russe et le comité allié.
Je reçus de l’Union des Ingénieurs russes un document du même genre.
Grâce à mon initiative personnelle et à mes nombreuses relations, j’eus la joie de placer en quinze jours un million et demi de brochures.
Pendant cet été fatal de 1917, je fus témoin de la chute tragique et graduelle de ma patrie.
Je sentis venir la marée montante du bolchevisme qui, en quelques mois, allait balayer tout ce que la Russie avait été jusqu’alors.
J’eus des occasions imprévues de distribuer la Parole de Dieu, et comme le but de mon livre est de raconter ce que j’ai semé à tous vents, je suis heureuse de parler ici de cette action.
Il y eut, par exemple, cette visite aux camps de prisonniers à Orel.
Par mes amis – des soldats évadés – je savais ce qui s’y passait, et j’étais très désireuse de voir par moi-même les conditions des camps russes.
Une fois de plus, ce qui paraissait impossible se produisit ; j’obtins des autorités militaires la permission de visiter librement n’importe quel camp de la Russie européenne ou asiatique.
A Moscou, le général qui dirigeait les camps de prisonniers m’assura qu’on m’avait accordé un privilège refusé aux ambassadeurs.
Il approuvait pleinement mes visites à ces camps ; cela permettait de réfuter les fausses allégations portées contre eux.
Il me montra une liste, et je choisis pour commencer, Orel, qui n’était pas très éloigné du domaine d’une vieille amie que j’allai voir.
La Princesse Gagarin m’offrit des pommes, tant que j’en voulais, car elle pensait bien que je n’irasi pas voir ces pauvres détenus, les mains vides.
J’invitai sa nièce, mon amie, à m’accompagner, car je savais que même si mon permis était personnel, je pourrais la faire entrer avec moi.
Je connaissais mon pays. Et cette chose apparemment impossible devint possible.
Je ne me trompais pas.
Quand je demandais au commandant d’Orel si mon amie pouvait visiter le camp avec moi, il répondit aimablement : " Mais naturellement. "
Et il donna l’ordre que le permis fût valable pour nous deux.
Nous avions emporté avec nous quelques centaines d’Evangiles en allemand, ainsi que les pommes.
Mon amie les distribua aux malades.
Pendant ce temps je visitai les baraquements de l’hôpital du camp. Seul, un docteur autrichien m’accompagnait.
Si grande était la confiance du commandant, qu’après ma première visite aux officiers allemands de l’hôpital, on me laissa circuler toute seule, libre de parler à qui je voulais.
Mon amie découvrit que parmi les prisonniers, il y avait beaucoup de Hongrois, de Slovaques, de Polonais et de Tchèques.
Nous promîmes de leur envoyer des Evangiles dans leur propre langue, si le commandant m’y autorisait.
Une fois de plus je reçus l’aimable réponse : " Mais naturellement ! "
Et je suis convaincue que les exemplaires envoyés sont parvenus à leurs destinataires.
A Moscou, j’eus souvent l’occasion de voir des queues des gens attendant patiemment pendant des heures devant les magasins.
Les conditions de vie devenaient impossibles.
Un jour que je regardais de l’appartement de ma cousine cette foule bigarrée – ouvriers, étudiants, soldats, enfants, femmes de tous âges – je compris qu’il y avait là une excellente occasion de leur offrir des Evangiles.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Mais la demande fut si grande que la queue de gens se démantibula et que je fus entourée par une foule avide.
On tendait les mains, on suppliait : " Donnez m’en un, s’il vous plait ! "
Je fus littéralement écrasée par la multitude et, pour me préserver, je tendis le reste à un paysan géant en lui disant : " Continuez ! "
J’étouffais, mais je réussis à me glisser à travers la cohue.
Rentrée à l’appartement, je pus voir que la queue s’était reformée et que bien des personnes lisaient l’Evangile.
Si, à ce moment, j’avais eu assez de copies des Saintes Ecritures, j’aurai pu en distribuer, à Moscou, seulement, des centaines de mille, tellement le peuple était avide de recevoir " Bosjie slovo ", la Parole de Dieu.
C’est intentionnellement que j’ai écrit le mot " assez ", car en ces temps-là, il y avait déjà une grande disette de ces précieux livres.
Passant un jour au magasin de la Société Biblique britannique et étrangère de Moscou, l’agent me montra les rayons presque vides de sa librairie.
Il ne lui restait que quelques Nouveaux Testaments allemands et chinois. Il me dit qu’il en était de même partout en Russie.
Parmi les Unions russes qui je visitai, il y avait aussi le comité de la Douma, ou Parlement.
Je trouvai à Moscou l’un de ses membres occupé à faire des paquets de brochures destinées à instruire les campagnards sur les questions politiques et de partis.
Les élections pour l’Assemblée Nationale devaient avoir lieu dans quelques mois.
Cet homme me dit que son comité avait la franchise de port pour toute la Russie, jusqu’à la limite d’un kilo.
Quand je montrai des exemplaires de mes brochures, telles que " Ce que le soldat pense de la guerre ", " La Serbie Martyre ", etc.…, il fut gagné par ma cause et fut d’accord de les envoyer avec ses propres documents.
Il fit une grosse commande que je devais lui expédier de Saint-Pétersbourg.
" Je dis tout à coup : " Pourriez-vous y mettre aussi des exemplaires du Nouveau Testament ?
– Avec plaisir ", répondit-il.
Et à cette seconde question : " Combien en voulez-vous ? ", il répondit sans hésiter une seconde : " Seize mille. "
J’étais enchantée et je lui promis la quantité demandée.
Il faut que je vous explique ici pourquoi je pouvais donner suite à une demande si considérable.
Je pensais que la " Scripture Gift Mission " serait reconnaissante d’une telle occasion ; mais j’avais aussi quelques centaines de roubles, pris sur mes propres fonds, avec lesquels je comptais me procurer des Nouveaux Testaments, au dépôt de la S.B.B.E., à Saint-Pétersbourg.
Peut-être étais-je trop empressée et avais-je agit d’une façon irréfléchie.
Je le crus pendant plusieurs jours, car voici ce qui m’arriva.
Rentrée à Saint-Pétersbourg, je passai immédiatement chez le Dr. Kean, cet agent vétéran de la Société Biblique.
Toute radieuse, je lui racontai ma conversation avec le personnage du comité de la Douma.
Le Dr. Kean me regarda d’un air emprunté : " Mais je vous le demande, où allez-vous trouver tous ces Nouveaux Testaments ?
- A la " Scripture Gift Mission " dis-je avec assurance.
Il secoua à la tête : " Vous ne les trouverez pas, - alors à la " Société biblique russe. "
Nouveau geste négatif.
" Eh bien ! chez vous ! " Mais je commençais à être un peu inquiète.
" Je ne puis vous les donner. "
Et d’une voix peinée, il ajouta : "…. Pour la simple raison que mes rayons sont vides et qu’on ne peut plus obtenir d’Evangiles russes du Saint-Synode. "
Là-dessus, il me raconta que l’excellente imprimerie du monastère de Troitso-Sergievskoe, qui imprimait tous les travaux du Synode, venait d’être réquisitionnée par le Conseil des soldats et des ouvriers.
Il n’y avait pas d’appel contre cet abus, parce que Kerensky, chef du gouvernement, avait sanctionné cet acte.
Il faut que l’on sache que ce que je raconte ici s’est passé en juillet 1917, et que la révolution qui avait entraîné l’abdication de Nicolas II avait débuté en février de la même année.
Je me trouvais en Russie dans cette période de désintégration.
Quelques mois plus tard, Lénine prenait la tête du gouvernement.
Cela n’avait pas été difficile pour cet homme plein d’astuce.
Son accès à la dictature avait été préparé par le faible gouvernement provisoire.
Je me sentais anéantie après les explications du Dr. Kean.
J’avais promis ! Cependant l’espoir ne meurt pas facilement, ni l’enthousiasme.
" Tout de même, essayez tout ce que vous pouvez, et revenez me dire où vous en êtes. "
Et je me mis en campagne.
Je pus bientôt vérifier que tout ce que le Dr. Kean avait dit était juste.
Il me restait un seul espoir : Mme Tatischtchef.
C’était une amie de la jeune impératrice. Je l’avais rencontrée dès mon arrivée à Saint-Pétersbourg, car c’était la cousine d’une de mes amies de Londres.
Elle m’avait montré une immense pile de 36000 Nouveaux Testaments russes.
C’était le solde de ceux que l’impératrice avait destinés à être distribués aux soldats blessés ou malades rentrés du front.
Sa Majesté avait utilisé une grande somme, offerte par des enfants américains, précisément dans ce but.
Afin que cette noble œuvre puisse continuer après l’abdication, Mme Tatischtchef avait pris chez elle ce stock.
Mais elle avait enlevé la première page où il était dit que ce livre était un don de l’impératrice.
Je savais que l’impératrice avait distribué des petites icones aux soldats, mais ce fut une joie pour moi d’apprendre qu’elle avait aussi semé la Parole.
Je me fais un devoir sacré de faire connaître cette action discrète mais généreuse.
Cette diffusion de Nouveaux Testaments par les soins de la dernière impératrice russe dont la fin tragique a ému tant de cœurs.
J’expliquai à Mme Tatischtchef ce que je cherchais.
Elle me répondit avec compréhension mais aussi avec regret qu’elle ne pouvait m’aider.
" Je ne puis vous passer mon stock, car je ne puis le soustraire à sa destination. Ces copies sont pour des soldats blessés ou malades. "
Je retournai le lendemain, le cœur gros, chez le Dr. Kean.
" Eh bien ! qu’avez-vous obtenu ? "
- Rien du tout, répondis-je.
- Et pourtant vous allez avoir vos seize mille exemplaires ", annonça le brave vieillard d’une voix émue et joyeuse.
" Ce matin, un envoi inattendu de vingt mille Evangiles est arrivé, de la part du Saint Synode. Il y en a seize mille pour vous. Aujourd’hui même je les expédie à Moscou chez votre ami de la Douma. "
Qui comprendra ce que je ressentis à ce moment-là ?
Je donnais mes quelques centaines de roubles au Dr. Kean.
C’était peu, comparé au don généreux de la Société.
Mais je pense que ce fut le dernier du genre, car peu après que Lénine prit le pouvoir, la campagne des " Sans Dieu " commença.
Bien que le but primitif de ma mission d’officier de liaison ne fût pas atteint, car la Russie conclut une paix séparée avec l’Allemagne, elle eut d’autres résultats.
Si mon million et demi de pamphlets n’allait devenir que du papier gaspillé, il n’en fut pas de même pour les Nouveaux Testaments joints aux instructions électorales destinées aux paysans.
J’aime à penser que ces seize mille exemplaires obtenus miraculeusement étaient de la semence pour la moisson future que le Divin Semeur récoltera dans ce vaste champ de la Russie.
Sonia E. HOWE
Lauréate de l'académie française