Libre... en prison

L’auteur de ces notes, Eva Hermann, est membre de la branche allemande de la Réconciliation depuis plus de vingt-ans, et appartient à la société des Amis (Quakers).

Avec son mari, actuellement professeur de cristallographie à l’Université de Marburg, elle a été arrêtée à Mannheim, en 1943.

Elle fut condamnée à dix ans de travaux forcés pour avoir activement soutenu les Juifs de son voisinage.

L’avance alliée la libéra deux ans plus tard.

Quand votre existence qui semblait bien assurée soudain vient à s’effondrer ; quand vous êtes coupé, extérieurement du moins, du cercle de votre famille et de vos amis et devez compter uniquement sur vous-même dans un monde indifféremment hostile.

Quand le sol vous est retiré sous les pieds et l’air que vous respirez refusé ; quand toute sécurité manque et tout appui cède ; alors, vous voici face à face avec l’Eternel, sans défense devant lui dans une confrontation directe qui vous remplit d’effroi.

En des jours comme ceux-là, vous comprenez ce que voulait dire saint Paul, lorsqu’il a écrit que c’était chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant.

Vous comprenez que ce n’est pas l’homme, mais Dieu qui appelle en jugement.

D’un coup, tout est transformé : les bonnes intentions cessent d’avoir aucune valeur ; les oublis et ce qu’on a laissé sans accomplissement au long des jours de la vie passée ne peuvent plus être rattrapés.

Erreurs et manques à aimer ne peuvent plus être réparés.

Il ne reste devant vous qu’une longue liste de dettes, qui vous anéantit.

J’ai vu alors que ce que l’imagination des artistes du Moyen Age a représenté comme devant arriver au Jour du Jugement se produisait ici et maintenant, dans cette vie terrestre.

Le niveau de mon existence d’être humain n’était pas seulement mis en question, mais l’Eternel le mettait en pièces, et me l’arrachait.

J’ai beaucoup désiré en ce temps là m’entretenir avec un ami éprouvé, Rudolph Schlosser, qui en savait plus que nous tous sur le jugement et la grâce de Dieu.

Mais il y eut probablement plus qu’un simple accident dans le fait que cela me fut refusé et que je fus contrainte d’en faire l’expérience de première main.

Pourtant, dans la plupart des cas, ce serait bonne chose qu’à cette expérience s’ajoutât une réelle direction de l’âme.

La prison est un champ fertile, une terre profondément labourée, offerte à quiconque est qualifié à cet effet.

La Gestapo savait bien ce qu’elle faisait quand elle interdisait tout service religieux et toute cure d’âme à ses prisonniers.

Je me demande si les églises sont bien conscientes des possibilités qui leur sont données parmi les prisonniers, pourvu qu’elles sachent trouver des hommes qui leur porteront du pain, non des pierres.

Puissance de la prière

Quand l’église manque à sa tâche ou est empêchée de l’accomplir, les prisonniers, comme je l’étais apprennent à connaitre ce qu’est le sacerdoce universel.

Je ne pourrai jamais avoir assez de gratitude pour l’occasion qui me fut donnée de rencontrer des croyants d’autres fois.

La fillette venue d’un orphelinat catholique qui partagea ma cellule pendant quelques semaines au début de mon incarcération récita un soir la prière de sainte Thérèse :

Que rien ne te trouble,

Que rien ne t’effraie,

Toutes choses passent.

Dieu seul ne change point,

La patience peut tout.

Qui a Dieu a toutes choses

Dieu seul suffit.

Ayant remarqué combien ces mots m’étaient en aide, elle les répéta au soir de chaque journée que nous passâmes ensemble.

Consciemment ou inconsciemment, les catholiques connaissent quelque chose de ce que Otto Buchinger appelle " la magie de la prière. "

Qu’on ne s’imagine donc pas qu’une litanie est un marmottement vide de pensée ; une force réelle peut en venir.

" Les mots étaient comme un torrent qui emportait avec lui son âme ", dit quelque part Sigrid Undset, parlant d’une personne en prière.

Bien des fois, durant la " promenade ", je me suis laissé entrainer par un tel courant, en répétant constamment les mots d’un psaume :

Par exemple : du psaume 90 : " Seigneur, tu as été pour nous un refuge de génération en génération ".

Du psaume 42 : " Comme une biche soupire après les courants d’eau… toutes tes vagues et tous tes flots passent sur moi ".

Du psaume 62 : " Oui, c’est en Dieu que mon âme se confie ".

Du psaume 126 : " Quand l’Eternel ramènera les captifs de Sion, nous serons comme ceux qui font un rêve… "

" Il y a une grande puissance dans la pratique de la prière ", m’a dit un jour un pasteur.

Seulement il ne me fit aucune suggestion pour cette pratique.

Il serait bon que nous fissions nôtres les mots des disciples : " Seigneur, enseigne-nous à prier. "

" En fait, je prie tout le temps ", me dit ma compagne de cellule à Mannheim ; et une puissance certaine émanait d’elle.

Une puissance réelle émanait de la petite fille italienne, qui était assise droite comme un cierge et toute paisible dans son lit, tandis qu’elle répétait chaque soir la prière de saint François :

" Seigneur Jésus, fais de moi un instrument de ta grâce.

Là où est la haine, que je mette l’amour.

Là où est le doute, que je mette la foi.

Là où est l’erreur, que je mette la vérité.

Là où est la tristesse, que je mette la joie.

Là où est l’offense, que je mette le pardon.

Là où est le désespoir, que je mette l’espérance.

Là où sont les ténèbres, que je mette l’espérance.

Fais, Seigneur, que je ne cherche pas tant à être consolé qu’à consoler, à être aimé qu’a aimer.

Fais-moi comprendre que c’est en donnant qu’on reçoit, en pardonnant qu’on est pardonné, et en mourant qu’on ressuscite à l’éternelle vie. "

Elle vivait, cette prière, et l’on pouvait voir qu’au milieu de tout son travail attentivement et soigneusement fait, elle vivait intérieurement à un autre niveau, " dans le saint des saints de son âme ", selon la description de Thomas Kelly dans son " Testament of Devotion. "

La maison d’arrêt de Mannheim était installée au château et celui-ci fut attaqué presque à chaque bombardement massif.

Lorsque j’exprimai à notre gardienne-chef mon étonnement que nous n’ayons eu à déplorer ni morts, ni blessures même, elle me répondit calmement et comme si la chose allait de soi :" On prie beaucoup dans la maison. "

En fait, derrière les murs des prisons " on prie beaucoup dans la maison. "

En fait, derrière les murs des prisons on prie beaucoup plus que je ne l’avais cru.

C’est depuis lors seulement que j’ai compris pourquoi Elisabeth Fry et Mathilde Wrede ont trouvé au cours de leur activité des cœurs si réceptifs du message religieux.

Les prisonniers d’ailleurs ne prient pas seulement pour leur délivrance, ou pour être gardés contre les condamnations.

" Invoque-moi au jour de ta détresse, je te délivrerai, et tu diras ma louange. "

Nombreux sont ceux qui apprennent derrière les murs qu’il s’agit non d’être délivré de la détresse, mais d’être délivré et de rendre gloire à Dieu au sein de la détresse.

En prison, on ne dit pas : " Pensez à moi ", mais on demande : " Priez pour moi ", et la personne invoquée prend la requête au sérieux.

L’intercession est chose fort sérieuse et comportant responsabilité.

A bien des reprises j’ai pris conscience, souvent de façon quasi-physique, que les prières de mes amis de l’extérieur me soutenaient.

C’était comme une vague de puissance qui vous soulevait et vous portait plus loin, au moment même où vous étiez au bord de la défaite.

Le jour de notre jugement, les prières de nos amis, présents ou absents, formaient autour de nous comme une barricade ou un rempart.

Plus tard un des employés de la prison me dit : " A considérer ce qui était en jeu, nous avons été stupéfaits du calme où vous étiez tous. "

Nous étions calmes, mais seulement à cause du secours de nos amis.

Je ne le les ai jamais remerciés pour cela, ni ne veux m’y essayer maintenant.

Car, quoi que je veuille ou doive dire à ce sujet, cela dépasse de loin la capacité d’expression des pauvres mots humaines.

Mais c’est inoubliable, et nous en garderons toujours la dette.

La voix suprême de l'amour

Lorsque Carl Heath nous parla à l’Assemblée Annuelle d’Allemagne en 1939, il cita un médecin grec avec qui il avait travaillé dans les Balkans.

Le docteur avait perdu sa maison, sa famille, ses biens, à la seule exception de ce qu’il pouvait transporter dans une petite valise, comme tant d’autres millions de gens qui avaient souffert en ce temps-là le même sort.

Quand Carl Heath lui exprima son admiration pour le travail magnifique et infatigable qu’il faisait, il sourit paisiblement et répondit seulement : " Que me reste-t-il d’autre que d’aimer et de servir ? "

En prison, on nous refusait par principe et l’amour et le service.

Mais on ne pouvait nous en dépouiller.

Dans les salles communes il y eut des exemples merveilleusement émouvants de service désintéressé.

Il y eut Germaine, une Française, qui s’était efforcée de libérer un prisonnier de guerre et qui fut trahie par sa maladresse.

Il fallut sept mois à la Gestapo pour découvrir même son nom.

" Mon père, au moment de l’entrée des troupes allemandes en Alsace, a tout perdu. Le peu qui lui demeure, il ne faut pas qu’il le risque pour tenter de me libérer.

Je ne tiens pas à ce que mes parents sachent où je suis.

Appelez-moi Blanche Moritz. Ce n’est pas mon nom, mais c’est assez pour le rapport officiel. "

Avec un dévouement inépuisable Germaine s’occupa d’une femme russe qui, pendant des semaines, fut entre la vie et la mort après la naissance d’un enfant mort, qu’une septicémie aigüe suivit, et elle la défendit contre toutes les attaques de la femme nazie de notre groupe.

" Certainement je ne prendrais aucun soin de toi si tu tombes malade ", déclara-t-elle avec humeur à cette dernière après une lutte de ce genre.

Trois jours plus tard, son adversaire succombait à une douloureuse crise d’arthritisme, et durant six mois Germaine s’occupa d’elle avec le même dévouement totalement oublieux de soi-même qu’elle avait montré à l’endroit de la femme russe.

Chaque semaine des prisonnières venaient d’autres établissements, et il y avait pénurie de couvertures au point que les passagères souffraient beaucoup du froid pendant la nuit.

En ce cas, on pouvait toujours tenir pour certain que la femme la plus âgée et la plus dépouillée d’entre elles trouverait étendue sur elle au matin la jolie jaquette que Germaine s’était faite pour elle-même.

Ses camarades de cellule la vénéraient comme une sainte.

Il y avait aussi Lisa, une actrice de cinéma de dix-huit ans, qui avait été condamnée pour espionnage à treize mois d’encellulement strict et s’attendait à la peine de mort.

Elle était surveillée de près et ne devait approcher personne.

Mais quand l’une des femmes de la cour tombait en défaillance, c’est Lisa qui la saisissait avant qu’elle ne se heurtât durement dans sa chute.

Et quiconque était particulièrement déprimé pouvait être assuré d’un mot d’encouragement de la part de Lisa en passant à côté d’elle, ou au moins, si c’était possible, d’un sourire consolateur.

A Haguenau, le premier hiver, un froid très vif arriva soudain.

Nous grelottions toutes de froid sous nos deux couvertures bien trop légères.

Soudain, Zenta, une Tyrolienne, femme d’un officier haut gradé des S.S., qui avait été l’une des pionnières du nazisme en Autriche, déclara qu’elle suffoquait de chaleur et rejeta sur moi sa seconde couverture.

C’était incroyable comment ces gens s’ingéniaient, malgré leur dénuement total, à trouver les moyens de faire plaisir aux autres lors de leur anniversaire ou de leur jour de fête.

Pour y réussir, ils se soumettaient à bien des difficultés et bravaient toutes les menaces de punition.

Le sens de la souffrance

Quand l’emprisonnement a duré un certain temps, il cesse d’être un châtiment.

On s’est retiré de la vie ordinaire et lentement on commence à trouver un autre mode de vie.

Ce qui semblait une grisaille sans couleur sur un fond gris reprend graduellement de la couleur, bien qu’en des teintes et nuances plus faibles.

Certains atteignent rapidement ce point, d’autres plus lentement.

Pour moi, il y fallut plus d’un an.

La question du sens de ces souffrances ne doit pas être posée avant ce moment, car on ne saurait avant ce moment entendre la réponse.

On n’est pas en état non plus jusque-là de s’approprier le profit intérieur caché dans un temps de cette sorte.

Quand il est interdit à votre vie de se déployer en largeur, vous poussez nécessairement vos racines en profondeur.

" Bon nombre de mes anciens prisonniers politiques m’écrivent aujourd’hui pour me dire leur nostalgie de la cellule silencieuse ", me disait récemment l’aumônier d’une maison d’arrêt.

On peut trouver parmi les " longues peines ", parmi les meurtrières qui passent dix, quinze ou vingt ans en prison, des personnes d’une égalité d’âme étonnante.

" Une douleur pénétrante, un péché destructeur, et dans mon cœur mort enfoncez-les ", dit Stevenson.

Assurément il est vrai que même la pire action peut devenir entre les mains de Dieu l’instrument de l’éveil d’une personne à la vie intérieure.

Il y a des paroles dans la Bible et des versets dans les recueils de cantiques dont j’ai toujours été effrayée.

" Qu’on nous prenne corps, biens, honneur, enfants, femme… "

J’ai souvent été horrifiée que l’on put chanter cela avec une telle nonchalance et sans penser au sens des mots.

" Quand je n’aurais que Toi, je ne veux rien demander au ciel ou sur la terre. Que mon corps et mon âme viennent à périr, tu demeures, ô mon Dieu, la paix et le partage de mon cœur. "

C’était comme une secrète connaissance que j’aurais à soumettre ces choses à l’épreuve, pour voir si elles avaient même réalité en notre temps qu’il y a des milliers d’années ; et je redoutais qu’il n’en fût pas ainsi.

" Nous savons que pour ceux qui aiment Dieu toutes choses concourent à leur bien " ; mais aimais-je Dieu réellement ?

Je crois que nous sommes tous un peu enclins aujourd’hui à prêter l’oreille à cette partie de commandement très frappant de Jésus qui n’est en fait qu’un appendice : " Ton prochain comme toi-même. "

Mais lequel d’entre nous peut aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit ?

Et cependant j’ai fait l’expérience que l’amour du prochain ne tient pas au milieu des tempêtes de la vie à moins qu’il ne soit fondé dans l’amour de Dieu.

De temps à autre, au long de nos vies, nous rencontrons une personne en qui l’amour de Dieu brûle comme une flamme brillante.

Il y a huit ans, Thomas Kelly assista à notre Assemblée Annuelle.

C’était un Ami américain de formation scientifique achevée, d’admirable compétence philosophique, également bien informé de la pensée de l’Orient et de l’Occident.

En ce temps-là, il était pour moi un sujet de trouble et une pierre d’achoppement.

Nous étions littéralement submergés dans l’océan de douleur et de tourment qui engloutissait nos amis juifs, sans que nous fussions en mesure de leur porter secours.

Et Thomas Kelly nous parlait de joie.

Il paraissait si aisé de venir de la tranquille Amérique et de nous parler de joie !

Je rejetai son message, et cependant je savais en mon for intérieur que je n’étais pas juste envers lui : il connaissait la douleur et le tourment tout autant que nous, peut-être plus profondément même, et à travers l’un et l’autre avait atteint un niveau, auquel je n’avais pas accès.

Un jour, je l’entendis dire dans une conversation, avec calme et sérieux : " Je ne crois pas que rien puisse survenir en cette vie qui me dérobe la paix et la joie. "

C’est une assertion audacieuse. Mais sur ses lèvres, cela avait l’accent de la vérité.

Thomas Kelly est mort peu après. Je n’ai jamais eu avec lui de rencontre personnelle.

Pourtant, tandis que j’étais en prison, j’ai su que ces années seraient perdues pour moi si je ne parvenais pas à saisir ne fût-ce qu’un rayon de la lumière qui rendait brillants pour lui la vie et le monde.

Et je le laissai me prendre la main et me conduire.

Un océan de lumière

Puis vint Noël 44.

Visites et services religieux étaient interdits.

Nos périodes de correspondance étaient espacées de quatre mois au lieu de six semaines.

Et nos pauvres lettres se perdaient habituellement par suite de quelque raid aérien.

Depuis des mois nous étions sans nouvelles de nos familles.

La plupart avaient été victimes de bombardements, beaucoup d’entre nous ne possédaient même plus ce que nous portions sur le dos, car c’était la propriété de la prison.

Notre situation avait inénarrablement empiré : la vermine abondait, le poêle fumait mais ne chauffait pas, les lits étaient faits de couvertures humides, tout ce qui se rapporte à Noël nous faisait défaut.

Et cependant j’ai écrit alors : " Peut-être n’ai-je jamais comme cette année fait l’expérience de l’Avent…. Souvent je demeure éveillée la nuit, et ce qui m’empêche de dormir, c’est la joie !"

" Vois, je t’ordonne d’avoir bon courage et d’être joyeux. "

A Haguenau, ce n’était pas un commandement encore impossible à suivre.

Et maintenant, c’était de plus en plus un don et une grâce.

" Quand me fut dérobé le royaume où rient la paix et la joie, Tu es venu, ô Dieu de mon salut et m’a rendu heureux. "

De toute ma vie, je n’ai jamais eu un Noël plus heureux.

Libre de toute activité préparatoire à la fête, ce m’était devenu un Noël en la présence de Dieu, et mon cœur chantait : " Mon cœur bondit au-dedans de moi et ne peut être triste. "

Le front se rapprochait.

Nous étions dans une petite fabrique de munitions si légèrement construite qu’à la première bombe, elle tomberait comme un château de cartes, et les grosses machines nous enseveliraient dans l’abri contre-avion.

L’usine était à l’entrée de la ville, juste derrière les fortifications.

Prisonnières politiques, nous ne pensions pas qu’il nous serait permis de survivre à la fin du Troisième Reich ; nous croyions que nous serions détruites.

Et je vivais jour après jour dans la joie véritable que je n’avais pas su reconnaitre en Thomas Kelly.

S’il m’était encore permis de faire un vœu pour cette vie, ce n’était pas de revoir mon mari, mes enfants ou mes parents, car toutes les relations humaines avaient été rompues ; je souhaitais seulement de me trouver encore une fois en face d’une personne avec qui je serais en communion dans ce qui est éternel.

De ce vœu, vint l’amitié grandissante avec Lydia l’Italienne, qui nous apporta à l’une et à l’autre un secours ineffable et un bonheur indescriptible.

" Quand nous sommes engloutis par les océans de l’amour de Dieu, nous parvenons à des relations nouvelles et toutes particulières avec tel de nos compagnons ", dit Thomas Kelly.

Les autres attendaient fiévreusement de jour en jour l’arrivée décisive des troupes alliées.

J’avais cessé d’attendre.

J’étais entièrement prête pour n’importe quoi qui pût se produire, pour chaque nouveau jour avec son fardeau.

C’était une vie dans le présent qui est éternité, et je savais qu’aucune cessation de ma peine, aucune amnistie, aucun Américain ne pourrait me faire libre plus que je l’étais.

Tout cela ne signifie pas que la liberté extérieure, lorsque finalement elle vint, fut chose de peu d’importance.

Votre capacité de sentir grandit étonnamment en deux ans de privation des " éléments purement terrestre. "

A Haguenau, une compagne de captivité m’a dit un jour, pleine de pensée : " Il y a un an le Walsertal s’étendait à mes pieds. Mais aujourd’hui j’ai bien plus de joie à regarder une seule rose dans notre cour qu’en ce temps-là à contempler toutes les Alpes. "

Pourtant, avoir de nouveau autour de soi des montagnes, des champs, des prairies, des forêts au lieu de barreaux de fer et de murailles ; avoir le parfum des fleurs au lieu des odeurs de fumée et de vieux habits ; le chant des rossignols, au lieu du grondement incessant des machines, de jour et de nuit, - cela aussi ne peut s’exprimer en termes humains.

Le premier signe que je reçus des Amis américains après la fin de la guerre ce fut le " Testament de la Dévotion " de Thomas Kelly.

Il contient tout ce que je sais par ma propre expérience et beaucoup, beaucoup plus encore, exprimé de façon plus claire, plus compréhensible et plus belle que je ne pourrai jamais le dire.

Depuis que je l’ai reçu, je l’ai toujours gardé avec moi.

Il m’est comme une carte qui m’invite à faire des découvertes toujours nouvelles dans une contrée où je me suis aventurée sous sa direction et ai fait quelques étapes incertaines.

Y pénétrer plus avant, en venir à m’y sentir chez moi, c’est, me semble-t-il, le seul emploi de la vie qui en vaille la peine.

Durant la dure réalité de notre vie d’aujourd’hui, devant la douleur couleur de cendres qui se tapit dans chaque rue et vous fait tomber les bras d’impuissance, il n’y a pour moi qu’un seul réconfort : savoir qu’il y a là une voie d’accès à une réalité bien plus grande que toute la misère, et que l’océan des ténèbres est recouvert par le bien plus grand océan de la Lumière.

Le chef de l’équipe quaker à Goslar disait un jour : " L’essentiel de mon travail, c’est de rencontrer partout des gens qui en chaque situation particulière de la vie sont demeurés triomphants et vainqueurs du besoin et de la difficulté. "

Chacun d’entre nous connait des victoires de ce genre.

Et nous savons aussi qu’elles ne se remportent pas par la force de l’homme, mais qu’elles sont un libre don de la grâce de Dieu.

(Extrait des cahiers de la réconciliation, 111 rue de Flandre, Paris, 19ème)

Une visite à la maison centrale de détention

C’était en hiver, temps froid, maussade.

Que faire pour distraire tant de prisonniers réunis, agglomérés autour d’un poêle, sous l’œil scrutateur de leurs gardiens.

Par notre intrusion officielle, le dimanche, n’allons-nous pas interrompre la correspondance épistolaire commencée, la lecture personnelle, les jeux en commun ?

Comme par enchantement, toutes occupations et le farniente sont suspendus à l’arrivée du visiteur.

On le connaît, on l’entoure, on le questionne familièrement.

On le supplie de dire quelque chose à tous.

On l’aide même à se hisser sur un banc et de là sur une table plus solide.

De là, il distribue aussitôt quelques brochures ou feuilles gratuites de relèvement.

" Que puis-je vous raconter, aujourd’hui, messieurs ? "

- Vous nous avez déjà entretenus de Jean Reboul, poète nîmois. Nous n’avons pas oublié son " l’Ange et l’Enfant." Ne voudriez-vous pas orienter votre causerie sur Lamartine ou Victor Hugo ?

- Bien volontiers, mes amis. Va pour Victor Hugo !

" S’il vous en souvient, nous avons parlé de lui à propos de la " Conscience ", de celle de Caïn, meurtrier de son frère Abel.

" Nous n’allons maintenant retenir de l’auteur des " Contemplations " que ces quatre vers :

Vous qui pleurez, venez à Dieu, car il pleure.

Vous qui souffrez, venez à lui, car il guérit.

Vous qui tremblez, venez à lui, car il sourit.

Vous qui passez, venez à lui, car il demeure.

" Vous qui pleurez ? "

- Pas nous, monsieur le conférencier ; personne ne pleure ici.

- Je ne vois en effet que des figures souriantes… en surface. Mais que se passe-t-il au fond, dans le tréfonds ?

" Laissez-moi vous suivre, je vous prie, par la pensée, jusqu’à votre dortoir commun, tout là-haut, sous la charpente.

" Là, je m’approche de votre couchette isolée, jeune homme, et je vous surprends en sanglots. Oh ! pourquoi ? dites …

" C’est que les nouvelles reçues hier, de vos vieux parents, infirmes et sans ressource dans les Vosges, vous ont bouleversé. Vous étiez leur unique soutien et vous voilà impuissant, désœuvré dans cette forteresse de malheur !

Et pour combien d’années encore ? Et vous pleurez, parce qu’ils pleurent !

" Vous aussi, père de famille, à la tête penchée, vous vous tourmentez sur le triste sort de votre femme et de vos trois enfants en bas âge.

Vous les aimez tous d’un amour égal. Or, la mère de vos enfants vous menace de divorce, elle cherche à vous remplacer au foyer conjugal décapité par votre faute.

Et cela vous fait souffrir… et vous pleurez…. Comme pleurera peut-être un jour votre épouse infidèle.

" Et vous tous, les isolés, les abandonnés, les sans famille qui ne recevez jamais de lettre, ni de colis, qui ne connaissez personne et que personne ne connait, si ce n’est votre geôlier… distant et le visiteur ou l’aumônier qui vous tendent parfois la main…

Comment je comprends vos murmures, vos révoltes parfois, et vos larmes amères !

" Eh bien, mes amis, ne vous découragez pas. Laissez-les couler ces larmes abondantes de regrets, de repentance, de remords.

" Dieu aussi, l’Homme-Dieu a pleuré au tombeau de Lazare. Il a pleuré sur Jérusalem. "

" J’aurais voulu, disait-il aux habitants hostiles de cette ville incrédule, vous rassembler comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu. "

" Oh ! veuillez vous-mêmes, messieurs, aujourd’hui et blottissez-vous dans ce refuge divin si bien figuré dans les Evangiles par un simple oiseau de basse-cour.

" Ne pleurez plus ! … "

- " Vous qui souffrez ? "

- Ah ! oui, nous souffrons, physiquement, voyez nos infirmeries et… moralement, c’est là, peut-être notre secret le plus douloureux.

- Peu importe, pauvres gens.

" Il guérit. " Il guérit les maladies du corps comme celle de l’âme.

Lisez, relisez l’histoire de Jésus-Christ et vous verrez toutes les guérisons miraculeuses et autres, qu’il a opérées de son vivant.

Or, son bras n’est point raccourci. Il fait encore à chacun selon sa foi. Il dit : " Venez ! … Veux-tu être guéri ? "

" Allons et répondons oui ! comme l’impotent du réservoir de Bethesda. Et soyons en effet guéris.

" Joie, joie, pleurs de joie ", écrivait le grand Pascal.

" Vous qui tremblez ? "

- "Ah ! oui, nous tremblons, car nous avons réellement commis de lourdes fautes et nous redoutons la rigueur d’un châtiment que nous expions déjà…

- Ne craignez rien, camarades. Vous reconnaissez votre culpabilité devant les hommes et devant Dieu.

C’est un aveu qui attire leur pardon.

Voyez, le " Père " vous sourit, comme il souriait autrefois à l’approche de son fils prodigue. Mieux même, il vous enveloppe de ses bras.

Oh ! ne résistez pas à cette étreinte d’amour divin, à ce baiser sauveur ! ....

" Vous qui passez ! "

" Eh oui ! dans ce bas monde où tout passe. Tout, c’est-à-dire, toi, lui, moi... et le reste.

Et où allons-nous ?

Vers la mort ou vers la vie ?

- nous ne voulons pas mourir ; tomber dans le néant.

Nous allons vers la Vie, vers Celui qui éternellement demeure ; vers le rocher des siècles : Jésus-Christ.

- Très bien, compagnons de voyage. Je vous laisse sur cette résolution virile.

Bon courage et au revoir ! "

Et le visiteur s’éloigne, en serrant des mains trop nombreuses, mais combien chaudes et empressées.

L’un des surveillants l’accompagne jusqu’à la porte.

Tout à coup, à brûle-pourpoint, il l’interpelle :

Ne voudriez-vous pas, monsieur, m’accorder là, dans ce coin et sur une chaise que je vous offre, un entretien particulier. J’aurais tant de choses à vous dire et à vous demander.

- Volontiers, cher monsieur, mais vous me voyez exténué, je ne suis plus si jeune et j’ai été long, trop long.

- Non, monsieur, pas assez. Dites, vite, croyez-vous aux peines éternelles ?

- Quelle question ! cher ami. Pourquoi êtes-vous donc si troublé ?

- Eh bien, monsieur, c’est votre message qui m’a bouleversé ! voyez-vous cette casquette d’uniforme et ces galons ? non, non, je ne les mérite pas. Ma place est là-bas, au fond de la salle, derrière mes hommes et non devant.

- Calmez-vous, mon brave. Je saisis votre angoisse et devine votre douleur. Vous êtes bon catholique, je le sais ; consultez votre aumônier de service ; c’est un excellent homme, il vous éclairera, il vous aidera.

- Hein ! pas confiance, monsieur.

- Je le regrette mon bon, mais alors, courez au plus pressé.

N’avez-vous pas compris tout à l’heure : " Vous qui pleurez, vous qui souffrez, vous qui tremblez, vous qui passez, allez à Lui ", c’est-à-dire à ce Dieu qui vous connait tout entier et mieux que personne, à ce Père qui vous aime malgré tout… et qui vous attend dans le secret.

- Au plus tôt, monsieur le Révérend (pour Rouverand), voudriez-vous venir dans ma chambre où je vous dirai tout, tout ?

- Ce sera pour dimanche prochain, même heure, Dieu voulant. En attendant, priez !

Savez-vous prier ? quelle arme puissante, mon ami, que celle de la prière.

Tenez, vous allez l’expérimenter dès ce soir.

En sortant d’ici, je vais alerter deux croyants sincères et très discrets, dont l’un est docteur.

A 22 heures, nous tomberons à genoux chacun chez soi. Nous serons trois au dehors, vous ferez le quatrième au dedans.

Nous demanderons simplement à Dieu, de concert, d’intervenir en votre faveur.

Et il nous exaucera !

Ensemble, bien qu’isolés, nous intercéderons tous les jours et au même instant, jusqu’à notre prochaine rencontre. "

Dimanche, tout fait silence à la " Centrale. "

Un seul gardien dans le vaste couloir, c’est lui. Il nous attend, perplexe.

" Je devais être couché, nous dit-il, puisque j’ai eu " service de nuit. "

Mais j’ai à vous voir, à vous parler.

Ne voudriez-vous pas, je vous prie, monter dans ma " garçonnière " puisque ma femme et mes enfants n’ont pu me rejoindre dans cette ville, faute de logement.

" Veuillez entrer, monsieur. Pièce en désordre, mal balayée, mal aérée, mal éclairée.

" Voilà l’état de mon âme ! J’en suis consterné. Que faut-il que je fasse, monsieur ?

- Ce que vous avez déjà fait cette semaine, mon frère. Avez-vous été fidèle au rendez-vous de la prière à quatre ?

- Oh oui, monsieur, et je vous assure que j’en ai été heureux, heureux !

- Bien, heureux moi aussi ; nous aussi. Asseyons-nous là, maintenant côte à côte et prions encore.

Ce que nous ne pourrons faire à nous deux, Dieu l’accomplira par son Esprit consolateur. "

… Et sans délai, il l’a effectivement accompli. Il a accordé la délivrance, la conversion comme autrefois à Saül de Tarse au chemin de Damas.

Nous devons renoncer à décrire ici une scène émouvante et d’ordre tout à fait intime où une âme esclave, une âme " possédée ", s’épanche douloureusement devant Dieu et se dégage.

Toujours est-il que cette âme enfin libérée est montée comme l’encens, est montée comme le lierre dont parle le poète Manuel " jusqu’aux derniers créneaux des tours. "

E. J. ROUVERAND

241 - Noël et Pâques

Auprès de la crèche de Bethléem " Il s’est dépouillé lui-même en prenant la...

242 - Richesses de la Bible

La Bible et les systèmes " Personne ne prêchera l’Evangile avec la même plé...

243 - Veux-tu me faire une place ?

Veux-tu me faire place ce soir ? Il est près de minuit, la journée de Noël...

244 - Georges WISHART

Georges WISHART - Souvenirs de la réforme en Ecosse (1) Dans l’été de 1544,...

245 - Une conversion dans les catacombes

Une conversion dans les catacombes A ceux qui en appellent à la tradition p...

246 - Le ruisseau de Dieu

" Le ruisseau de Dieu est plein d'eau " Psaume, chapitre 65, verset 10) Dis...

247 - Témoignages de guerre

Le pain de la maison On sait que l’armée de l’est, commandée par le général...

248 - La science chrétienne

La science chrétienne, qu'est-elle et d'où vient-elle ? A Par la mort de Mm...

249 - Le jeune tambour

Le jeune tambour La guerre de Sécession (1862 – 1865) mit aux prises, en Am...

250 - Libre en prison

Libre... en prison L’auteur de ces notes, Eva Hermann, est membre de la bra...

251 - Ces petits qui croient en Moi

Un fidèle petit messager en Afrique Kouison est bien content ce matin, car...

252 - Les bienfaits de l'école

Une leçon salutaire " Allons, Jean, dépêche-toi ! Tu arriveras en retard à...

253 - Histoires de chiens

Une leçon sur les chiens de la Bible Dieu s’occupe-t-il des chiens ? Peut-I...

254 - Les mères

Deux mères I Le salon est élégant, chaud, agréable, avec un épais tapis pou...

255 - Quelques conseils aux mères chrétien...

Quelques conseils aux mères chrétiennes Leçons de foi Je me souviens d’un i...

256 - Aux jeunes gens

Aux jeunes gens C’est Napoléon qui a dit : " Dans toute bataille, il y a di...

257 - Rachetez le temps

Etes-vous prêt pour une nouvelle année ? N’est-ce point là une question de...

258 - Histoires d'enfants

Contre les semaines de bonté Il n’est jamais trop tard pour bien faire, aus...

259 - A nos jeunes filles

Sa mère C’était le grand jour de la fin de l’année scolaire du pensionnat....

260 - Mettez en pratique la Parole

Réflexions sur la vie de Lot Nul doute que Lot croyait bien faire ses affai...