Un baiser de Noël
I
Monsieur Chandeleur attendait le tram.
C’est dire que par cette froide matinée de Noël, les pieds dans la neige et le nez au vent glacial, il n’était pas d’une humeur charmante.
Même le fait qu’il n’était pas seul à souffrir et qu’un grand nombre de personnes battaient la semelle à côté de lui, ne parvenait pas le moins du monde à le consoler.
Cependant, quoique impatient de nature, M. Chandeleur tenait de la même source un don d’observation que ses soixante-cinq ans avaient considérablement développé.
On a beau geler en attendant le tram, on n’en est pas moins sensible à ce qui peut se passer d’intéressant autour de soi, surtout quand on a l’expérience de ce pauvre monde comme M. Chandeleur.
Au bout d’un instant, son œil vif fut attiré par un singulier spectacle.
En face de lui, de l’autre côté de la rue, sur le large trottoir, se tenait un groupe de trois personnes : une dame et un monsieur élégamment habillés et un jeune garçon de treize ou quatorze ans, très modestement mis, avec un paquet sous le bras.
Le contraste entre cet enfant et le couple prospère était étrangement frappant, mais eux-mêmes n’avaient pas l’air de s’en douter.
Ils parlaient ensemble de l’air le plus affectueux, avec des sourires expressifs et des gestes familiers.
Enfin (et ici M. Chandeleur ne peut s’empêcher de paraître déconcerté), le monsieur et la dame embrassèrent le garçon avec tendresse, longuement et en le pressant dans leurs bras.
Puis ils le regardèrent s’éloigner.
L’enfant avait l’air tout joyeux et réconforté.
Le jeune couple ému, resta longtemps à le suivre des yeux, puis disparut à son tour.
M. Chandeleur éleva énergiquement ses lourds sourcils, ce qui était chez lui un signe de véritable surprise.
Il remarqua avec satisfaction qu’il n’était pas le seul.
- Bizarre ! murmura-t-il, très bizarre ! c’est assez singulier de voir un monsieur chic embrasser un garçon de ce genre en pleine rue, mais ce qui l’est encore plus, c’est de voir une dame distinguée presser dans ses bras un être aussi éloigné d’elle et de son monde, sous tous les rapports.
Et ils n’avaient pas l’air de s’en cacher le moins du monde, au contraire ! Je dis que c’est bizarre.
Le tram arrivait.
M. Chandeleur y monta prestement mais s’absorba de nouveau dans les mêmes réflexions.
- Qui pouvaient-ils bien être ? Quels liens pouvaient unir des êtres aussi différents ?
Puis il laissa errer son imagination.
" Sans doute le monsieur et le garçon sont parents, peut-être cousins, qui sait ? Frères même !
L’ainé, fils de ses œuvres, est arrivé à la fortune ou du moins à l’aisance. Il est marié et il a épousé une femme de cœur et de bon sens qui n’a pas honte des humbles de la famille.
Voilà ce qui explique le baiser de Noël !
" Enfin, " conclut-il, " que ce soit çà ou autre chose, c’était une belle et bonne action et peut-être qu’elle ne sera pas perdue, même pour ceux qui n’en n’ont été que des spectateurs. "
II
Le quartier est plutôt modeste sans être très pauvre.
Les maisons sont uniformes, mais non pas la situation de fortune des divers locataires des divers étages.
Entrons au n° 12.
Melle Thomas habite le premier.
Il serait impoli de lui demander son âge, mais elle a les cheveux gris.
C’est une petite femme au dos arrondi, aux doigts noués de rhumatisme. Mais elle est très active et ses petits yeux bruns sont vifs comme ceux d’un furet.
Elle était assise sur une chaise basse et découpait des journaux.
Il y avait des journaux dans tous les coins.
Ici, une pile en désordre, là une autre bien arrangée, une troisième disposée en carrés réguliers.
Sous la table et tout autour de la petite vieille fille, régnait la plus grande confusion.
Les murs s’ornaient gaiement de gravures coloriées empruntées à des numéros de Noël de diverses revues.
Sur la cheminée, dans un cadre de paille tressée, tel que ceux qu’affectionnaient nos grand-mères, siégeait la photographie d’un homme dont la figure faisait penser à une exécution capitale.
- Il ne tardera pas, maintenant, dit Melle Thomas tout haut, en partageant un journal dans toute sa longueur. Ah ! le voilà !
Elle ouvrit la porte et un petit vieillard entra.
Il n’était pas plutôt dans la pièce qu’il commença une espèce de pantomime, levant les yeux comme pour poser une question et dirigeant son pouce vers le plafond.
Melle Thomas secoua la tête comme pour dire.
- Tout va comme d’habitude.
Alors le petit homme jeta sa casquette sur une chaise, déposa un paquet de papier brun sur la table, croisa les bras et prit une attitude dramatique.
Il n’était pas difficile de voir à qui il voulait ressembler ; tout chez lui était combiné pour rappeler Napoléon 1er.
Peut-être que le fameux empereur n’eût pas été très flatté.
Néanmoins, la ressemblance était indiscutable ; le même front intelligent, les narines délicates, les traits réguliers, les yeux profonds.
Quant à la taille, M. Thomas avouait volontiers qu’elle était encore au-dessous de celle du Corse, mais ça, c’était un détail combien secondaire !
Naturellement, il y aurait toujours une différence !
Napoléon était un homme militaire. M. Thomas était un " professionnel de la littérature, " comme il s’intitulait lui-même, son métier étant d’acheter, de couper et de revendre des journaux aux boutiquiers.
Peut-être une autre différence résidait-elle dans le fait que Thomas était un brase et honnête homme et que Napoléon n’était qu’un empereur.
Melle Thomas regarda son frère avec admiration.
- Qu’as-tu là-dedans ? demanda-t-elle, désignant le paquet brun.
- Devine !
Melle Thomas huma l’air. - Du poisson, décida-t-elle, du poisson frit.
Cette fois-ci, Melle Thomas ne devina plus.
Lentement, majestueusement, l’Empereur laissa retomber ses bras, ouvrit le paquet avec tendresse et un murmure respectueux :
- Regarde !
Puis il croisa les bras de nouveau.
- De l’oie ! fit-elle avec ravissement. La moitié d’une oie de Noël ! Oh ! Jean, quelle extravagance !
L’Empereur et l’Impératrice avaient jeté toute pompe et tout décorum aux quatre vents.
Chacun approcha sa chaise du feu, étendit les pieds sur les chenets et le petit homme raconta son histoire.
- Comment cette idée m’est venue ? Tu vas voir çà. J’avais fait une fameuse bonne matinée, écoulé tous mes ballots de journaux quand, en attendant le tram, je vis, ma chère, une chose bien extraordinaire :
Un beau monsieur et une dame épatante embrassant un gamin pauvre et qui m’avait l’air d’un petit commissionnaire. Et tu sais, ils l’embrassaient de bon cœur ! Ça m’a tout remué. Ça sentait vraiment le matin de Noël.
Tous ces numéros de Noël que nous avons, par-là, c’est très bien, mais une chose comme ça, ça vous va au cœur.
C’est " bienveillance envers les hommes " et après tout, qu’est-ce que Noël sans ça ?
Alors, il m’est venu une idée et je l’ai de suite exécutée…
L’Empereur baissa la voix, regarda le paquet et murmura le secret dans l’oreille de sa sœur.
Elle frotta ses mains déformées l’une contre l’autre et les deux vieux continuèrent à développer leurs beaux plans, leurs visages s’irradiant par intervalles.
Soudain, ils s’aperçurent que le temps passait, et ils commencèrent à mettre la chambre en ordre.
Puis ils préparèrent le couvert pour quatre personnes ; du moins il y avait quatre assiettes sur la table, chacune entre un couteau et une fourchette, excepté une qui n’avait qu’une fourchette, car le manche du couteau s’était cassé… une vraie catastrophe quand on n’en a que quatre pour toute fortune.
- Va chercher les invités, dit Jean Thomas à sa sœur.
Puis il disparut dans une petite chambre, derrière la pièce, pendant que sa sœur montait au second étage.
Lorsqu’il ressortit, sa figure brillait des effets du savon de Marseille, mais aussi d’une joie extraordinaire.
Pendant ce temps, sa sœur redescendait les escaliers, accompagnée de deux jeunes garçons en blouses d’écoliers, avec des " chut ! Chut ! " incompréhensibles.
A la porte, l’Empereur les reçut majestueusement, mais chacun parlait tout bas et faisait le moins de bruit possible.
Vous croyez peut-être que ces enfants étaient maigres, pâles et misérables et que l’un deux, tout au moins, porterait une béquille ? Point du tout.
C’étaient deux vigoureux petits bonhommes de cinq et sept ans respectivement. Ils étaient sans doute un peu pâles, pour prouver leur origine citadine, mais autrement on n’aurait pas trouvé dans tout le quartier deux personnages en meilleure santé et de meilleure humeur.
En tout cas, ils ouvrirent leurs yeux tout grands et leur bouche encore plus à la vue de l’oie de Noël.
Quel festin, mes amis, pour l’Empereur, l’Impératrice, Charlot le plus grand, Julot le plus petit !
Le poisson, les pommes de terre frites et l’oie ! Trois services pour quatre personnes, sans compter les oranges et des figues !
Le premier Napoléon n’assista jamais à banquet plus heureux.
Lorsque ce fut fini, l’Empereur se montra fameux pour faire des tas de choses avec des journaux : des bonnets, des bateaux, des chevaux, des fleurs.
On s’amusa beaucoup mais personne ne rit tout haut ni ne fit le moindre bruit.
III
Pour comprendre ces allures mystérieuses, il nous faut remonter au deuxième étage.
Une chambre propre mais nue. L’ordre uni à la pauvreté.
Une lampe basse brille sur la table, derrière une feuille de verre sur laquelle une femme peint.
Elle a trente ans, ou peut-être…. Cinquante. La douleur vieillit.
Elle travaille à colorier des plaques pour les lanternes magiques.
La lumière placée derrière projette d’étranges ombres tout autour et à travers les gravures photographiées.
Mais parmi les ombres, on voit le visage pâle et tiré d’un homme endormi dans son lit.
Il est agité et fiévreux ; chacune des paroles de son délire fait tressaillir sa femme.
- Des agates ! murmure-t-il, mais ceux-là sont de vrais rubis ! Des diamants et des perles à enchâsser ! Du jaspe ! ….. Les murs étaient de jaspe et la cité d’or pur ! Te souviens-tu ?
Les mains de la pauvre femme tremblent plus fort.
Entre elle et ce mont des Oliviers qu’elle colorie, d’autres images se présentent : celle du jeune bijoutier qui avait été le moyen de l’amener à Dieu, puis qui avait fait d’elle sa femme chérie, qui avait été pour elle le plus fidèle et le plus tendre des maris jusqu’au jour de la catastrophe…
Alors, le doux foyer avait été brisé, détruit parce que le chef de famille avait succombé à une terrible tentation.
Le monde est dur, sans pitié, ni pardon pour les malheureux.
L’épouse aimante, avec ses deux petits-enfants, suivit partout celui qui avait amené sur eux le chagrin et le déshonneur.
Mais il y avait pardon auprès de Celui qui prit à lui le voleur pénitent sur la croix du Calvaire.
L’homme continuait à parler dans son sommeil :
- C’était mon péché, ma bien-aimée, et j’aurais tant voulu tout rendre, tout restituer ! Mais…
La femme baissa la tête et pleura.
Elle ne pouvait plus peindre.
Son cœur retournait dans le village natal, dans la maison tapissée de lierre où une femme au visage paisible, depuis longtemps près de Dieu, souriait à son enfant.
- Oh ! Maman ! Maman ! cria l’infortunée avec un sanglot. Si seulement je pouvais me retrouver dans la vieille maison, combien Dieu serait bon pour moi !
Elle enfouit son visage dans ses mains, et pleura longtemps.
Un coup frappé à la porte la fit tressaillir.
Elle ouvrit en hésitant.
Un monsieur était sur le seuil et demandait son mari.
Elle se redressa avec une dignité tranquille en le reconnaissant, et sans un mot, lui désigna l’homme endormi.
- Je m’en doutais, dit-il à voix basse. J’ai reçu votre lettre, naturellement, et j’ai honte de dire que je l’ai mise de côté et l’ai oubliée jusqu’à ce matin.
En attendant le tram, j’ai vu quelque chose (je vous dirai quoi une autre fois) qui m’a fait rentrer en moi-même.
J’ai compris que j’ai été un mauvais frère. En rentrant, j’ai cherché votre lettre et maintenant je veux faire tout ce que je peux pour vous.
IV
Vaut-il la peine d’en dire davantage ?
Je ne crois pas, car c’est facile de deviner.
L’homme malade est guéri. Le foyer est reconstruit.
Le chef de famille a reconquis l’amour et la confiance de tous.
Charlot, le grand et Julot le petit sont l’orgueil de leurs parents.
La mère ne peint plus des plaques de lanternes magiques.
Et les Thomas, l’Empereur et l’Impératrice ?
Ils habitent toujours le même quartier, font toujours le même métier, toujours plus sévères quant à la qualité de la " littérature " qu’ils patronnent.
Ils lisent les nouvelles seulement avec quelques mois de retard, ce qui ne les empêche pas de rendre service à leurs voisins avec tout l’empressement dont ils sont capables.
La dame et le monsieur qui ont embrassé un garçon pauvre dans la rue, et dont l’acte a servi de leçon à plusieurs, qui étaient-ils ?
Personne ne l’a jamais su.
Mais ce même soir, M. Chandeleur ayant réuni, pour une fête de famille, ses petits-enfants, ses neveux et nièces et plusieurs jeunes amis, leur adressa le petit discours suivant :
" Jeunes gens et jeunes filles, marchez droit et agissez avec bonté.
" Ne regardez ni à droite, ni à gauche pour voir si on vous admire ou si on vous raille.
" Chaque bonne action est la semence d’une autre bonne action.
" C’est un grain qui en rapporte cent. Il n’y a rien de contagieux comme la bonté.
" Elle se répand, parce que les anges de Dieu sont les jardiniers.
" Vous allez chanter le chant de Noël : " Bienveillance envers les hommes. "
" Chantez-le et pratiquez-le ! "
J. RIDE
Les cloches de minuit, la veille de Noël
A la voûte des cieux des étoiles sans nombre
Répandaient leur clarté sur le visage sombre
De la plus belle nuit ;
Comme au milieu du jour bruyante était la rue,
Lorsque l’on entendit vibrer dans l’étendue
Les cloches de minuit (1)
C’étaient pour tous les cœurs de joyeuses volées
S’élevant sur les monts, descendant aux vallées
En sons purs et sereins ;
De solennelles voix annonçant à la terr
e Non le courroux du ciel, l’incendie ou la guerre
Mais des bienfaits divins.
Que la paix soit à vous, même au sein de l’orage,
Semblait dire l’airain en son puissant langage
Au peuple tout entier !
Qu’elle soit au vieillard qui sous les ans s’incline,
A l’homme jeune et fort, au pauvre en sa chaumine,
Qu’elle soit au foyer !
Qu’elle étende son sceptre et gouverne le monde !
Qu’elle inspire les rois et le peuple qui gronde,
Mécontent de son sort !
Qu’elle soit de l’Eglise et l’ancre et la boussole,
Et pour tout fils d’Adam la puissante parole
Qui fait braver la mort !
Laissez au loin rugir la fureur et la haine,
Siffler les noirs boulets, sévir hors de sa gaine
Le glaive redouté ;
C’est au sein de la paix que les arts s’accomplissent,
Qu’un peu de bien se fait, que les vertus grandissent
Et la prospérité.
La paix, c’est le trésor que Christ offre à la terre,
Naissant à Bethléem et mourant au Calvaire
Sous des coups insensés ;
C’est le trésor qu’il offre aux âmes en détresse,
Aux cœurs pleins de remords qui manquent de sagesse
Et de souffrir lassés.
Soudain l’airain se tut et des voix sympathiques
Firent monter au ciel de suaves cantiques
Bénissant l’Eternel.
C’était le peuple ému par la reconnaissance
Qui répondait ainsi dans un concert immense
Aux cloches de Noël.
Grand était le spectacle, imposante la scène !
On sentait le divin pénétrer l’âme humaine
De sublimes clartés ;
Le mal pour un moment n’avait plus son empire,
Et du côté du ciel dont un coin se déchire
Les vœux sont emportés.
Heure parfaite, heure bénie !
Nul ne perdra ton souvenir ;
Nous voyons la sainte patrie,
C’est assez, nous pouvons mourir.
Gloire soit au Prince de vie,
Et sur la terre et dans le ciel !
Alléluia ! Noël ! Noël :
Fred. THEBAULT
(1) Le fait est authentique et s’est passé à Lausanne, où la cathédrale avec ses cinq belles cloches appartient, comme on le sait, aux protestants. La seule licence que le poète se soit permise, c’est de faire sonner les cloches la veille de Noël au lieu de la nuit de la Saint-Sylvestre. Plus d’une bonne raison lui servira d’excuse.