Il y a 70 ans à Paris
La Maréchale a aujourd’hui quatre-vingt-treize ans.
Elle garde admirablement sa lucidité d’esprit et son ardeur apostolique.
Il y a soixante-dix ans son père, William BOOTH (fondateur de l’Armée du Salut), l’envoyait à Paris.
Nos lecteurs seront intéressés sans doute par l’évocation de l’époque héroïque où la Maréchale, alors jeune fille, plantait le drapeau salutiste sur le sol de France.
" Si je faisais un sacrifice en quittant ma famille, mes amis, ma patrie, écrit la Maréchale, ma mère en faisait peut-être un plus grand en me laissant partir.
Elle pensait à ma santé délicate, à mon mal de dos ; et je vois encore tomber ses larmes sur mes bottines de feutre, qu’elle m’aidait à lacer au moment du départ. "
Nous sommes en 1881.
A la fin d’une journée de février, Catherine débarquait à Paris, avec trois jeunes camarades.
M. Valès devait guider leurs premiers pas sur le sol parisien et surtout on comptait sur lui pour présider la première réunion populaire qui se tiendrait à Belleville ; mais tombé brusquement malade, il se morfondait dans son lit, hors d’état de faire honneur à ses engagements.
Trois jours passèrent sans qu’il parût.
Arrive le jour de la réunion : presque malade d’anxiété, Catherine reçoit dans l’après-midi un télégramme : " Impossible de venir, je suis assommé. Valès. "
A la lecture de cette dépêche, Catherine se sent assommée elle-même.
Mais l’heure est là ; bon gré mal gré, il faut marcher, en ne comptant que sur le secours de Dieu.
La salle louée pour les réunions, située au numéro 66 de la rue d’Angoulême, contenait six cents places.
Un auditoire peu rassurant y attendait Catherine : hommes et femmes pâles, manifestement surmenés de travail, et décidés le soir venu, à rigoler un brin.
Ici et là, mines encore plus inquiétantes, quelques apaches.
Des commentaires s’échangeaient d’un groupe à l’autre.
- Non, sont-elles impayables, ces Anglaises, avec leurs uniformes ! Et ces chapeaux ! Ne dirait-on pas les cabriolets des belles dames d’autrefois ?
À droite, on siffle, on lance des quolibets, on pousse des cris d’animaux.
A gauche, on braille des couplets de la Marseillaise.
Catherine n’était pas une novice dans le maniement des auditoires populaires.
Il lui était arrivé souvent, en Angleterre, de tenir sous le charme de sa parole des assemblées de trois, quatre, cinq mille personnes.
Ici, quelle différence !
Elle savait le français ; mais elle n’avait guère l’habitude de le parler, surtout pas en public.
Si elle avait eu le malheur de penser à elle-même, ne fût-ce qu’un instant, et à l’effet qu’allaient produire ses solécismes, elle était perdue.
Mais elle était arrachée d’elle, littéralement, par son ardent désir de faire connaître Dieu à ces hommes, à ces femmes accablés de peine et de misère, si cruellement étrangers à la beauté de la vie, si privés de toute joie digne de ce nom.
Alors que pouvaient bien lui faire les rires, les moqueries ?
N’était-elle pas venue à Paris pour se battre, et pour se battre comme un tigre, selon ses propres paroles ?
Elle se battit ce premier soir, elle se battit pendant plusieurs autres soirs.
Une semaine avait passé, deux semaines, sans autre résultat, en apparence, que de rassembler rue d’Angoulême des gens qui voulaient " chahuter " ou mieux, bénéficier de la chaleur du poêle qui ronflait au milieu de la salle.
Il y aurait eu de quoi abandonner la partie et repasser le détroit : d’autant plus qu’une recrudescence de son mal de dos, en diminuant ses forces, triplait pour Catherine la difficulté du travail.
C’est souvent quand le ciel est plus noir qu’un rayon vient percer les nuages.
On venait un soir, comme d’habitude d’ouvrir les portes de la salle de la rue d’Angoulême ; la réunion s’annonçait mal.
De toutes parts pleuvaient des quolibets.
Parmi les pires "chahuteurs " était une espèce de géante connue dans le quartier par le sobriquet de " femme du diable ".
Les poings sur les hanches, elle lançait des facéties et faisait des grimaces accueillies des voisins par des bordées de rires.
Le vacarme grandissait ; il était à son comble, et on esquissait même des pas de danse, lorsque Catherine eut une inspiration :
- Mes amis, écoutez-moi ! cria-t-elle aux danseurs. Sa voix bien timbrée dominait le tumulte.
Je vous donne vingt minutes pour danser, à condition qu’après vous me donnerez vingt minutes pour parler !
Sur quoi un homme vêtu d’une cote bleue saute sur l’estrade, sa montre à la main :
- Camarade, c’est jouer franc jeu, ça ! En avant la danse pendant vingt minutes.
Les vingt minutes écoulées, l’homme les yeux fixés sur le cadran de sa montre, crie aux danseurs :
- ça y est, camarades ! C’est le tour de la capitaine !
Tous se rassoient.
Dans un silence complet, Catherine parle non pas pendant vingt minutes, mais pendant plus d’une heure, à un public qu’elle sent dompté et conquis.
La salle se vida.
Mais l’ouvrier en cote bleue restait assis dans son coin. Catherine le rejoignit.
- Merci de m’avoir aidée, lui dit-elle. Avez-vous compris ce que j’ai dit ?
- Oui, oh oui… Vous croyez ce que vous dîtes, évidemment.
- Bien sûr, je crois ce que je dis !
- Ah ! C’est que, jusqu’à présent, je pensais que vous jouiez la comédie. J’avais tort.
La conversation se poursuivit ; puis l’homme en vint à conter son histoire.
Ménage heureux pendant une année avec la femme qu’il aimait. Naissance d’un bébé ; puis maladie mentale de la jeune femme, et six ans après, le petit garçon, joie du père, emporté par une méningite.
- Il ne me restait plus rien, dit l’ouvrier. Alors au Père Lachaise, sur la tombe du petit, j’ai fait le poing au ciel et j’ai crié : que Dieu me foudroie, s’il existe !
Catherine écoutait, toute son âme dans ses yeux.
Un silence impressionnant régnait dans la salle presque obscure.
- Pourtant, reprit Catherine à voix basse, Dieu vous aime. Ces malheurs que vous m’avez dits, je ne sais pas pourquoi ils vous ont frappé… Dieu le sait, Lui, et un jour vous aussi le saurez. Mais une chose est sûre : Dieu vous aime. Priez-vous quelquefois ?
- Prier, moi ? Ah ! Fichtre non ! Quand j’étais gosse, oui, peut-être. Mais à présent !
- Moi, je prie, dit Catherine, et je veux prier pour vous, ici, maintenant.
A genoux près de l’ouvrier, elle pria avec ferveur pour lui, et aussi pour elle, ou plutôt pour sa mission.
Elle suppliait Dieu de sauver cet homme, et en le sauvant de sauver son œuvre en France. Elle luttait depuis des semaines, depuis des semaines elle suppliait Dieu de permettre que se fît une éclaircie dans son ciel obscur : la conversion de cet homme, ce serait l’éclaircie, ce serait la possibilité de poursuivre son effort, d’atteindre cette population malheureuse.
Ah ! que Dieu la lui accordât !
Sa prière allait être magnifiquement exaucée.
Sept années durant, l’ouvrier converti fut le meilleur lieutenant de Catherine, son appui le plus fidèle.
Belleville le connaissait ; tous savaient quel mécréant il avait été jusqu’alors.
- Vous me connaissez, camarades, disait-il aux ouvriers réunis rue d’Angoulême, vous savez comme je blasphémais, pas vrai ? Eh bien ! J’ai changé d’avis. Ce Dieu que je haïssais, aujourd’hui, je l’aime……
Gagnés à demi par les paroles du camarade, de nombreux auditeurs achevaient de l’être quand la voix prenante de Catherine s’élevait dans le silence de la salle, entonnant un cantique composé par elle, dont nul ne s’avisait de critiquer les fautes de français, ni même ne les entendait.
La victoire, désormais, était acquise ; les conversions succédaient aux conversions.
Pas de réunions sans que des malheureux, accablés par le remords, ne vinssent se prosterner au banc des pénitents.
La " femme du diable " elle-même ne bronchait plus.
Ne la vit-on pas un soir qu’un ivrogne s’était permis de souffler au visage de Catherine, avec une injure, son haleine empestée, prendre l’homme au collet et l’envoyer rouler dix pas plus loin avec ces mots :
- A bas les pattes ! Celle-là, elle est trop pure pour nous !
J. de MESTRAL-COMBREMONT