- A boire ! A boire ! On a soif quand on vient du fond !
C'était un bel homme qui parlait ainsi, tout couvert de poussière de charbon. Ses yeux paraissaient hagards et ses lèvres teintes de sang tant le contraste était grand entre la blancheur des uns, la rougeur vive des autres et le noir de la houille.
On lui servit de la bière.
Quelques mineurs, aussi noirs que lui, étaient déjà attablés et buvaient. Tous les visages grimaçaient, les rires étaient des rictus, une fumée épaisse et âcre de tabac emplissait l'estaminet.
- A boire ! A boire ! Criaient-ils.
On leur servit du genièvre.
La liqueur amère et forte les surexcita ; ils devinrent plus bruyants ; quelques verres saisis par des mains tremblotantes tombèrent sur la table ou sur le sol, et se brisèrent. Par instants on entendait le refrain stupide de quelque vile chanson.
- A boire ! A boire !
L'un des mineurs se leva soudain, celui qui nous a fait entrer à sa suite dans l'estaminet.
- Bravo, Marius, lui cria-t-on, bravo !
Il cria un : " tra la la hou ! " strident et guttural, et sa bouche eut un sourire forcé.
Les camarades chuchotaient d'un air satisfait :
- Voilà que ça commence !
Un porion (maître mineur) offrit une tournée d'absinthe. Marius vida son verre d'un seul trait.
Aussitôt après il se précipita au milieu de l'estaminet et imita gauchement les saltimbanques ; plus ses camarades riaient et plus il faisait, en grimaçant, de folles gambades. On applaudissait, on riait, on buvait.
Quand Marius, fatigué, les yeux larmoyants, revint à la table, on lui offrit un second verre.
Il ne voulut pas s’asseoir, le but en chancelant.
L'estaminet se vida lentement, le patron inscrivait sur une ardoise les dettes de chaque mineur : seul, le porion buvait sans payer. Les ouvriers étaient sous ses ordres et les mineurs ont intérêt à suivre docilement leur maître ; plus d'un eut préféré rentrer droit à son logis !
Marius ne logeait pas dans les corons, ces casernes bâties en briques rouges par les compagnies minières et louées à leurs ouvriers ; il avait pris pour logement une misérable masure de deux pièces, aux murs de pisé, au toit de chaume, adossée à une fabrique abandonnée.
Il n'y avait pas de plancher : le sol était de la terre noire battue et semée de cailloux.
Dans la pièce du fond se trouvait le lit, un lit fabriqué avec des planches de sapin clouées et vissées ; près de lui, une espèce de table à balançoire sur laquelle reposait un berceau d'écorce de peuplier tressée.
La première pièce servait de cuisine. Un vieux fourneau de fonte, fendu, en occupait le centre. Une cafetière (le marabout comme on dit là-bas) s’y tenait en permanence. Dans l'ombre, une table graisseuse tenait compagnie à deux chaises recouvertes de planches sordides.
Quand le mineur entra chez lui, les yeux hagards, il eut un accès de folie furieuse ; il avait souvent ainsi des crises épileptiformes après ses ingurgitations d'absinthe.
Sa malheureuse femme, effrayée, tenant son chétif nourrisson contre son sein, n'osait pas dire une parole ; inquiète, elle s'attendait à recevoir des coups.
Marius grinça des dents, heurta violemment la table, puis, nerveusement, se déshabilla et prit son bain habituel.
L'eau tiède parut le calmer ; il mit des vêtements propres et s'assit à table, le front dans ses mains.
Il pleurait.
Timidement, sa femme s'approcha de lui.
- Marius, la soupe est sur la table.
L'homme essaya de manger. Impossible ! Son estomac, empli de boissons lourdes et acides, se refusait à recevoir maintenant l'aliment sain et régénérateur.
Un papier était sur la table ; Marius s'en saisit machinalement.
- Qui t’a donné ça ?
- Hier, on en a remis au temple, à tout le monde ; c'est un traité.
- Je t'ai défendu d'y aller ! Je t’assommerai si tu y retournes !
La femme ne répondit rien. Cela signifiait qu'elle continuerait à suivre les cultes.
Marius, soudain transporté de colère, s'était levé, brisant les assiettes et les verres, frappant du poing contre les murs et hurlant.
- M’entends-tu ? Je te le défends ! Je te le défends ! Je...te...le ...défends !
Un dernier son guttural comme celui de l'estaminet s'échappa encore de sa gorge ; le mineur sortit pour aller retrouver ses amis à l'auberge. On le ramena quelques heures après, ivre mort.
Le lundi suivant, le pasteur qui avait remarqué aux réunions du dimanche soir la présence de la femme de Marius, s’arrêta sur le seuil de leur demeure malheureuse.
Le mineur, fatigué de sa surveillance à la mine la nuit précédente, n'était pas sorti encore et n'avait pas bu.
Il accueillit le ministre de l'Evangile avec une hostilité manifeste ; il le regarda en fronçant les sourcils, les poings sur la table, et en plissant dédaigneusement ses lèvres.
Il ne répondit pas au salut aimable du pasteur et aux quelques paroles pleines de cœur qui lui furent adressées.
Après avoir caressé le bébé sordide, l'avoir fait sourire même, le pasteur raconta quelques expériences de son ministère, et, en particulier, l'histoire que voici :
- Je sais un homme jeune, au visage très beau, fort comme deux, bon cœur, camarade excellent, qui devient un dément quand il a bu.
A l'estaminet, il est la risée de ses camarades mauvais ; on lui sert de l'absinthe, on la lui paie, tant leur semble drôle l'effet qu'elle produit sur cet homme.
En effet, aussitôt que ce poison a accompli son œuvre, le jeune mineur contrefait le pitre de foire, il grimace comme un singe, plus on l’excite, plus il fait de folies !
Il ne s'aperçoit pas qu'on se moque de lui, qu'on rabaisse sa dignité d'homme.
Ses camarades sont des lâches de mépriser celui qui serait un Samson s’il n'avait pas bu !
Voilà les mauvaises compagnies que l'on ne trouve que dans les cabarets.
Marius avait écouté attentivement ce récit ; il redressa sa grande taille, vint se placer les bras croisés devant le ministre et lui dit :
- C'est mon histoire, Monsieur, ma propre histoire que vous avez racontée...
C'est moi qui suis le pitre...le pitre ! Oh !
Le mineur se tordait les mains de colère et de désespoir.
Le pasteur lui mit familièrement la main sur l'épaule et lui dit :
- Marius, il ne tient qu'à vous de mettre fin à cette triste histoire.
- C'est impossible !
- Comment ? Impossible ? A votre âge ? Un peu d’énergie morale y suffit et c'est Dieu qui la donne.
- Je ne peux pas ! Dès que j'entre au cabaret, je suis pris, je ne me sens plus la force de résister...
Ainsi je n'ai pas payé mes dettes de la semaine, il faut que j'y retourne pour régler avec le mastroquet...Je boirai et, de nouveau, je serai pris !
- Etes-vous bien décidé à renoncer à la boisson ?
- Si je pouvais !
Marius regardait sa femme qui pleurait silencieusement et son pauvre petit enfant, si frêle, si déguenillé ; il s'approcha de l'une et de l'autre, saisit son bébé, le contempla longtemps, prit la main de sa femme, et murmura :
- Pour vous deux, je voudrais bien ne plus boire !
- Dieu vous aidera, Marius, dit le pasteur.
- J'ai peur que non, il y a si longtemps que j'ai pris le chemin de l'estaminet et plus de temps encore que je n'ai pas dit ma prière ! Si je pouvais fuir l'estaminet !
- Promettez-moi de ne plus boire et je vous éviterai la tentation que vous rencontreriez sur le chemin de l'estaminet. J'irai moi-même payer votre dette...
- Quoi ! M. le ministre, vous feriez ça ?
- Oui, pour vous sauver.
Mais à une condition, c'est que l'argent que vous y auriez porté vous-même, sera versé à la Caisse d'Epargne à Douai.
- A l'école, j'avais reçu comme prix d'honneur un carnet de dix francs ; mais ma mère m'en a fait retirer quand on manquait de pain à la maison. Il ne doit plus y avoir grand-chose.
- Nous verrons cela.
Il fut convenu que le dimanche suivant, Marius - resté sobre toute la semaine, se rendrait à Douai avec le pasteur pour déposer les cinq francs que l'estaminet aurait reçu.
La tentation pour le mineur est moins forte dans la semaine que le samedi.
En général les hommes, venus du fond de la mine, harassés de fatigue et tout couverts de poussière noire ont hâte de regagner leurs logis.
Quelques-uns ont loué un demi arpent de jardin et leur collation terminée, ils vont le cultiver.
Le dernier jour de la semaine, il est d'usage d'offrir un verre au porion ; de cet homme dépend le travail du mineur, il peut renvoyer l'ouvrier et le remplacer par un autre ; il est capable de fournir aux ingénieurs de faux renseignements sur les capacités d'un homme et de trouver au besoin des témoins menteurs.
Connaissant ce danger, le pasteur décida de se tenir dans la cour de la fosse 8, où travaillait Marius.
Longtemps avant l'heure, il se promena de long en large, observant curieusement le mouvement des machines.
Puis, un sifflet strident avec quelques ondulations sourdes, se fit entendre.
C’était le signal de la montée. Une fournée de mineurs attendait son tour de descente, passait devant la lampisterie.
L'énorme volant tournait pour monter la cage où les mineurs de montée s'entassaient dans les wagonnets vides.
Des groupes de mineurs sortaient, mais comment distinguer leurs traits ?
Ils étaient tous plus noirs les uns que les autres !
Il fallait une grande habitude pour mettre un nom sur ces physionomies. Comment distinguer Marius ?
Au troisième voyage de la cage, un mineur très grand sortit, le pasteur crut reconnaître celui qu'il attendait, il courut après lui, mais c'était un Pruvort !
Le ministre concentrait toute son attention sur les visages noirs qui passaient devant lui toutes les cinq minutes ; il se disait avec angoisse : " Peut-être Marius est-il passé déjà ! "
Un mineur s’approcha de lui, cependant :
- Bonjour, M. le pasteur.
- Bonjour, mon ami.
- Vous ne me reconnaissez pas ? dit l'autre avec un sourire qui découvrit ses dents blanches.
- Pardonnez-moi, non...
- Ah ! Ah ! Ah ! Je suis Dulieu.
- Ah ! C'est vous Dulieu ! Mais vous n'êtes plus le même quand, au Temple, vous chantez les cantiques à pleine voix !
- Rendez-moi un service, voulez-vous ?
- Avec plaisir, M. le pasteur.
- J'attends Marius Audebez, je crains de ne pas le reconnaître...
- C'est bien facile. Il est dans la coupe 7 et ne va pas tarder à monter. Tenez, le voilà, dans le second wagonnet.
Une douzaine de mineurs sortaient de la cage ; l'un d'eux ralentit le pas, laissa ses camarades le devancer, puis il se dirigea franchement vers le pasteur.
Il paraissait heureux, ses yeux vifs brillaient et il avait un bon sourire et contentement.
Le porion passa près de lui et lui dit :
- Viens-tu, Marius ?
- Non, merci, pas ce soir.
- Ah ! dit l'autre, l'air goguenard, on se fait sage !
Marius ne répondit pas. Le pasteur lui tendait la main.
- Mais je vais vous noircir, M. le ministre.
- Qu'importe ! Vous entrez en brave dans le chemin honnête où Dieu vous bénira.
- J'en sais quelque chose, ajouta Dulieu.
Les trois hommes quittèrent ensemble la cour de la fosse 8, traversèrent le passage à niveau et choisirent un sentier à travers champs pour éviter la région des cabarets et les quolibets possibles.
- Tout est payé, dit à demie voix le pasteur à Marius.
- Merci, répondit le mineur, avec émotion.
Pour la première fois depuis bien des mois, l'époux se dirigeait en droite ligne vers son logis.
La jeune femme, très tourmentée, se tenait sur le seuil de sa maison, son bébé dans les bras.
Elle interrogeait la route suivie habituellement par les mineurs.
- Mon mari tiendra-t-il sa promesse ?
Il lui tardait de le voir. Le logis s'était enrichi - Dieu sait comment - de quelques ustensiles, d'une table neuve, d'un berceau d'osier ; une belle gravure de l’Almanach de l'Ami de la Maison ornait la cuisine.
Un bruit de pas se fit entendre derrière la maison ; puis des voix joyeuses...
- Mon Dieu ! Si c'était lui ! pensa la pauvre femme. Son cœur battait bien fort.
- Bonjour, femme, cria soudain Marius. J'ai ma semaine complète cette fois ci ! Tiens !
Il lui jeta son mouchoir, noué à l'un des angles où se trouvaient les pièces d'argent. Et il entra dans sa demeure.
- Comme c'est beau chez nous ! murmura le mineur !
Sa jeune femme courut après lui et lui offrit un superbe bouquet cueilli quelques instants auparavant :
- Pour notre bonheur ! dit-elle, les larmes aux yeux.
Marius l'embrassa longuement, prit son enfant dans ses bras...
L'un et l'autre étaient noirs de charbon ! Mais c'était si beau de voir ce ménage sourire un
samedi !
- Pour notre bonheur ! Répéta Marius.
Dieu le veuille ! dit le pasteur en se retirant discrètement.
Pan, pan, pan !
- Entrez !
- On ne vous dérange pas, M. le ministre ?
Mais non, asseyez-vous un instant. Nous irons ensemble à Douai.
Le pasteur et Marius suivirent la large avenue bordée de platanes qui conduisait en une demi-heure au chef-lieu.
Des deux côtés de la route, les maisons en briques d'un rouge noirâtre, possédaient presque toutes un estaminet.
Au-dessus des portes, leurs enseignes de fer grinçaient, partout des mineurs ricanaient en appelant Marius ; le mineur, loin de se sentir humilié souriait fièrement et serrait dans sa main l'écu précieux qu'il avait regagné en ne buvant pas.
On était arrivé à Douai et à la Caisse d'Epargne.
Quand, après quelques minutes d’attente, Marius fut appelé au guichet, il eut une impression de fierté indéfinissable, il se savait un autre homme et ne fut pas étonné d'entendre le caissier l'appeler Monsieur Audebez.
Mais ce qui le surprit, ce fut de voir un livret à son nom, déjà établi (le pasteur avait fait le nécessaire) et sur lequel figurait une somme de 3 francs !
C'était le reliquat de l'ancien carnet augmenté des intérêts.
- Je verse 5 francs, dit Marius troublé.
- Cela fera 8 francs, dit l'employé.
- Et deux que j'ajoute, cria le pasteur.
- Cela fait dix francs !
- Dix francs ! J'ai dix francs ! murmura Marius ! Ah ! Si j'avais su ! Combien j'en aurais maintenant !
Le retour fut gai. Chemin faisant, la femme de Marius fut rencontrée ; son bébé plus propret était déjà rose ; il portait sur son visage le reflet du bonheur de ses parents.
Cependant les cabarets regorgeaient toujours de mineurs.
Marius, comme pour excuser ses camarades, murmura :
- Ah ! Monsieur le pasteur, vous ne connaissez pas le travail du mineur ! C'est pénible, allez ! Si seulement vous pouviez descendre au fond !
- J'y descendrai !
Marius Audebez eut l'énergie de résister aux tentations qui se firent plus pressantes.
Le mastroquet regrettait d'avoir reçu l'argent du pasteur.
Un samedi, ses camarades d'autrefois attendirent le jeune mineur à sa sortie de la mine et voulurent exiger qu'il leur payât une dernière tournée.
- Nous t'en avons assez offert, nous autres.
- Et je ne vous en remercie pas ! Vous étiez la cause de mon malheur ! Faites comme moi et vous serez heureux.
On accueillit cette réponse courageuse par des cris et des menaces.
- Il ne te manque plus que le Temple !
- J'y suis allé et j'y retourne demain !
Les insultes redoublèrent.
Marius se retourna vers ses anciens amis :
- Vous m'outragez ; je ne vous en veux pas ; je vous plains.
Le lendemain, en effet, Marius endimanché accompagnait sa femme au culte. C'était un couple gracieux, car la jeune épouse était devenue jolie à force de bonheur et l'homme avait retrouvé son front noble et son regard doux.
Depuis qu'il ne fréquentait plus l'estaminet, sa situation avait changé ; il était passé sous les ordres de Dulieu, et après quelques semaines, il avait été nommé porion à son tour.
- Quand viendrez-vous me voir au fond ? dit-il un jour au pasteur.
- Cela ne tardera pas.
Quelques jours plus tard, M. X. put mettre ce projet à exécution.
Vêtu en mineur : chemise de couleur, pantalon et veste bleue, coiffé d'un béguin (chapeau en cuir bouilli où l'on pique la lanterne de mineur) le pasteur, guidé par un ingénieur, se dirigea vers la "machinerie " de la fosse 8.
Le volant énorme enroulait ou déroulait sur un treuil un solide câble qui montait ou descendait la cage.
Ordre fut donné de remonter à vide les wagonnets. En quelques minutes la cage fut à niveau.
Le pasteur entra avec son guide dans un wagonnet et la descente commença.
Il avait suffi d'un simple signal : un déclenchement s'était produit et l'ingénieur avait crié :
- En route !
Quelle sensation ! La descente dans le vide ! Le large puits de la mine n'était éclairé que par les lueurs tremblotantes des lampes ; un glissement léger du câble était le seul bruit qu'on entendit.
Et l'impression du vide se faisait plus grande, produisant une impression étrange sur le creux de l'estomac.
Un courant d'air froid montait du fond et semblait mouiller les visages.
Après dix minutes environ, un ralentissement se produisit. On entendait un bruit confus, plus distinct à mesure qu'on approchait du fond : c'était un roulement prolongé et intermittent, un bruit de chaînes, quelques hennissements.
Enfin la cage s’arrêta. Des portes de fer à claire-voie s'ouvrirent : c'était la mine à 425 mètres sous la terre !
Un gouffre tout noir avec de petites lueurs étoilées...
Le pasteur et son guide entrèrent dans un long couloir sombre et mystérieux, comme voilé par une nuée de poussière de charbon.
Le bruit sourd recommença, comme un grondement lointain de la foudre ; puis une flamme rouge apparut.
- A droite ! À droite ! Cria l'ingénieur.
Un piétinement de chevaux, un roulement de ferraille, c'est un train de quinze wagonnets qui passe.
- Où trouverons-nous Marius ? Demanda le pasteur.
- Oh ! Pas encore ! Il est très loin, après la seconde cheminée, dans une galerie de recherche !
La course sous la terre recommença.
Tantôt il fallait s'abriter dans une niche grossièrement taillée dans le rocher, pour laisser passer les trains, tantôt patauger dans des flaques d'eau boueuse et noire, tantôt grimper sur les wagonnets d'un train encombrant une galerie.
Les " garde à vous ! Attention ! " ; les coups de sifflets ; les appels sonores et sinistres par le gros tuyau de fonte de l'aération, se multipliaient.
Les voyageurs atteignirent un passage de la mine qui en était comme la Place Centrale ; une douzaine de galeries y aboutissaient ; là se trouvaient des plaques tournantes pour la manœuvre des trains et les écuries.
Le bruit était intense dans les ténèbres, on ne voyait que des éclairs rouges et les points lumineux des lampes de mineurs.
- De quel côté se trouve Marius ?
- Nous prendrons la troisième galerie Est, répondit l'ingénieur.
D'énormes roches schisteuses laissaient couler une eau sale d'un goût saumâtre : elle était chargée de sels de magnésie ; la marche était monotone.
Le pasteur se garait machinalement dès que la lumière rouge l'avertissait de l'approche d'un train.
Il s’habituait au grincement des roues sur les rails disjoints et commençait à comprendre l'insouciance de tous ces êtres humains, les mineurs, qui chantent, qui sifflent malgré les mille dangers qui les menacent toujours.
Au bout de la galerie, les voyageurs aperçurent un vieux mineur occupé à en étayer le plafond. Il chantait.
Le pasteur écouta, curieux de savoir quelle romance était adressée aux échos de la mine. La voix sonore disait :
" J'ai trouvé, j'ai trouvé la voie, qui conduit au repos du cœur !."
Un cantique au fond de la mine !
Le pasteur ému s'approcha de l'homme, qui était un de ses paroissiens, et lui serra la main.
Il fallut repartir. On pénétra dans une galerie basse qu'on dut suivre en se courbant.
A l'extrémité se trouvait, dans la paroi verticale gauche, un trou béant, à la hauteur d'un wagonnet.
- Il nous faut passer par là, dit l'ingénieur, pour trouver Marius Audebez.
En s'aidant des mains et des pieds, en grimpant sur un wagonnet, l'ingénieur et le pasteur s'introduisirent dans le trou.
Au-delà montait la galerie dite " cheminée " à cause de son étroitesse.
On n'y avançait qu'en rampant sur le ventre. Le plafond n'était qu’à quelques centimètres au-dessus des têtes.
De solides poutres maintenaient les terres et les rochers ; elles avaient à supporter une épaisseur de terre de 400 mètres au moins !
Après une demi-heure de montée, le pasteur déjà très las, demanda :
- Et Marius ?
- Il travaille un peu plus haut, dans une galerie qui coupe la cheminée à mi-hauteur.
L'ascension continua.
On saluait au passage les mineurs, couchés sur le dos, qui avec leur rivelaine à lame plate, fouillaient les veines de houille.
Parfois l'un deux s'interrompant vidait sa boussole (gourde de forme arrondie que l'on emplit d'eau et de chicorée), et se remettait à l'œuvre.
Plus on monte, plus l'inclinaison de la cheminée est sensible. Le pasteur, tout en nage, se cramponnait comme il pouvait pour ne pas glisser avec les charbons qui roulaient sous lui.
Enfin on atteignit la galerie transversale !
On ne peut s'y aventurer qu'à la file indienne.
L'ingénieur passe le premier. Le chemin est dangereux, on marche lentement le dos courbé. Un éboulement s'est produit, des étais énormes ont été brisés comme des fétus de paille, des blocs de rochers aveuglent la galerie.
Le pasteur suit comme il peut son guide, plus habitué que lui à ces sortes d'excursions.
Tout au fond apparaît un scintillement de petites étoiles, comme une constellation circulaire avec une étoile isolée au milieu.
- Nous y voici, dit l'ingénieur à voix basse, les hommes font briquet (prennent leur repas).
Le pasteur avança sans bruit. Le spectacle qui s'offrait à sa vue était saisissant.
Dans un chaos indescriptible se trouvaient des pics, des barres de fer, des caisses, des rivelaines, des boussoles, des chaînes, des leviers, des blocs de rochers.
Six mineurs à demi éclairés par la faible lueur de leurs lampes, assis sur les pierres, mangeaient leur maigre pitance ; au fond un filon de houille brillait.
Un mineur, debout au milieu d'eux, lisait un Nouveau Testament et l'expliquait !
C'était Marius.
Le pasteur joignit les mains et une prière d'action de grâce monta de son cœur vers Dieu.
Dès qu'il fut reconnu, on lui demanda de terminer le culte improvisé.
Ce fut une émouvante prière qui monta du fond des ténèbres vers le trône de la Lumière !
L'ingénieur promit une prime aux mineurs qui venaient de mettre à nu la veine nouvelle, et la retraite commença.
Ce fut la même marche pénible, la descente en glissant sur le dos, les mêmes ascensions de wagonnets. Ce fut aussi le bonheur étrange que l'on éprouve en revoyant le soleil et l'azur !
Quand les mineurs apprirent que le pasteur avait visité la mine, il se produisit une sympathie plus grande à son endroit. Il abordait plus facilement ces rudes travailleurs et les évangélisait avec moins de difficultés.
Marius était le plus heureux des hommes. Sa femme sortait fièrement avec lui. Le petit capital augmentait à Douai.
Quelques mois s'écoulèrent ainsi, sans événements marquants.
Une après-midi de juillet, une rumeur courut à travers la commune : un accident à la fosse 8.
Aussitôt, toute la population se porta de ce côté. Les portes de la cour fermées par ordre, étaient gardées par les gendarmes.
Les femmes attendaient anxieusement qu'on leur donnât des nouvelles de leurs époux.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Le grisou ?
- Non. Un éboulement.
- Où ?
- Je ne sais pas.
- Combien de mineurs sont-ils ensevelis ?
- Sept ou huit. Mais on entend leurs appels.
- Ils ne sont pas morts !
Après deux heures d'énervement et d'inquiétude, la sirène annonça la remonte des blessés.
Le volant tournait trop lentement, au gré de tous.
Un premier blessé fut tiré du wagonnet, puis un autre, enfin le dernier qui fut placé sur le brancard.
C'était Marius. Un bloc de rochers lui avait écrasé la jambe ; il fallut l'opérer immédiatement.
Sa malheureuse femme, qui s'était évanouie, fut recueillie par le pasteur et entourée d'affection chrétienne.
Les habitudes de tempérance du mineur permirent au chirurgien d'opérer sans crainte et avec succès.
La convalescence fut longue.
Le jeune ménage, si cruellement atteint dans son bonheur supporta l'épreuve avec une patience chrétienne.
Quand Marius fut rétabli, comme il ne pouvait plus descendre au fond, la compagnie lui offrit le loyer dans un coron et une place à la lampisterie, payée 2 francs 75 par jour.
C'était la pauvreté, le retour des mauvais jours. Tout fut accepté avec ces mots de sublime soumission :
- Dieu y pourvoira !
Marius s'acquitta de ses nouvelles fonctions avec un zèle et un soin exemplaire.
Il avait ses lampes toujours prêtes et ne faisait jamais longtemps attendre leur bain à Messieurs les ingénieurs, quand ils remontaient de la mine.
Un jour, un ingénieur en chef se présenta subitement, il surprit Marius qui, pour occuper ses loisirs, écrivait de mémoire dans un cahier, les cantiques chantés au temple.
Le mineur s'était levé brusquement, avait salué son chef et s'était précipité vers la salle de bains.
Pendant que Marius préparait la salle et emplissait la baignoire, l'ingénieur regarda curieusement le papier et lut à haute voix :
Dans l’abîme de misères, où j'expirais loin de toi,
Ta bonté, Dieu de mes pères, descendit jusqu'à moi.
Tu parlas, mes yeux s'ouvrirent, à mes regards éperdus
Tes secrets se découvrirent, j’étais mort et je vécus.
Quand le mineur revint, l'ingénieur lui dit :
- Est-ce vous qui avez écrit cela ?
- Oui, monsieur l'ingénieur.
Cet aveu, très franc, inquiétait cependant Marius ; on lui avait affirmé que le conseil de la compagnie était hostile aux protestants.
Il risquait donc sa situation.
- Est-ce vous qui avez composé ces vers ?
- Non, monsieur l'ingénieur.
- Où les avez-vous appris ?
- Au temple, monsieur l'ingénieur.
- C'est très beau, très beau cela !
Des hommes qui sont capables d'apprendre de pareilles choses sont des ouvriers sur lesquels on peut compter.
Marius, je suis heureux de vous dire que nous sommes contents de vos services ; le conseil a décidé que vous recevriez une augmentation de vingt-cinq centimes par jour, à dater de lundi dernier.
Marius pleurait de joie.
L'ingénieur souriant, entra dans la salle de bain.
Le soir venu, un mineur courait dans les rues aussi vite que le lui permettait sa jambe de bois ; il atteignit le coron où il logeait depuis son accident.
- Femme, dit-il, femme ! Je suis augmenté ! J’ai trois francs par jour !
Et Marius embrassa sa jeune femme qui pleurait.
Les voisines accouraient, avides de commérages.
- Ah ! disait l'une, ils ont de la chance eux !
- Mon homme, gémissait une autre, gagne ses six francs par journée, je n'en vois pas même la moitié.
- Mon garçon serait le plus brave de tous, disait une mère en deuil, mais ces maudits estaminets ça nous les gâte tous.
- Et ça ne croit plus à rien, murmura une vieille.
- Qu'ils fassent ce que j'ai fait, cria Marius.
Dieu les bénira comme il m'a béni ! Je suis plus riche maintenant avec ma jambe de bois que quand j'avais mes deux jambes !