Comme un tison arraché du feu

Nous avions parlé des voies merveilleuses par lesquelles Dieu conduit les hommes et des instruments dont Il se sert pour cela.

" Oui, disait le pasteur, ses voies sont merveilleuses ! tenez, pour moi par exemple, la lumière m’a été montrée par un aveugle, à une époque où j’étais aveuglé par la présomption de ma propre raison. "

" – Par un aveugle ? comment cela s’est-il fait ? lui demandai-je. "

" – Ne vous l’ai-je vraiment jamais raconté ? Eh bien ! je vais vous apprendre à l’instant même la manière merveilleuse dont le Seigneur m’a arraché à la ruine certaine dans laquelle me plongeait mon manque de foi.

" J’avais sans doute déjà, comme enfant et comme jeune homme, un grand attrait pour les choses du ciel, et de mon plein gré j’avais choisi la vocation du ministère.

J’étais saisi, mais non réellement converti et né de nouveau, bien que je ne manque pas de prier et de me confier en Dieu, et que j’aie fait déjà bien des expériences précieuses de son paternel secours.

Mon frère et moi, alors que nous étions de jeunes garçons, avions souvent désiré avec ardeur mourir un jour en martyrs pour la sainte cause de Christ.

Nous étions convaincus que les derniers temps prédits par l’Apocalypse étaient arrivés.

Les terreurs amenées par Napoléon sur l’Europe entière étaient pour beaucoup de croyants les précurseurs des dernières douleurs et des dernières épreuves ; le nom même de Napoléon, dont l’analogie avec l’Apollon prédit était frappante, paraissait confirmer pleinement cette supposition.

Aussi nous préparions-nous, mon frère et moi, à donner notre vie au Seigneur.

Nous nous exercions à la souffrance, nous efforçant d’endurer avec patience la douleur physique.

Par exemple, nous enveloppions nos doigts avec des étoupes, nous y mettions le feu, et nous nous efforcions de supporter la douleur sans changer de visage.

J’allai à l’université avec la persuasion que j’étais un vrai chrétien, et c’est rempli de zèle et du désir de devenir un fidèle serviteur de Christ que j’entrepris l’étude de la théologie.

Peu à peu cependant, l’influence si puissante alors de la philosophie de Kant s’exerça aussi sur mes pensées et sur mes sentiments.

Je m’y adonnai tout à fait et n’acceptai plus que ce qui cadrait avec cette philosophie ainsi qu’avec les lumières de ma raison ou les objections de la critique.

J’entendis un jour prononcer cette sentence : " Celui qui aurait le courage de déduire résolument les dernières conséquences de la philosophie, ne pourrait faire autrement que de jeter par-dessus bord, avec tout ce qui s’y rattache, l’idée d’un Dieu vivant et personnel ! "

" Eh bien ! pensai-je dans tout l’orgueil de ma raison, j’aurai ce courage-là !

Et tout ce qui m’avait été sacré jusqu’ici, je le jetai par-dessus bord, je ne voulus plus avoir de Dieu, parce qu’un Dieu vivant et personnel ne pouvait subsister en face des données de la critique et ne cadrait plus avec une haute philosophie.

J’étais fier de moi-même et trouvais louable d’être aussi largement conséquent ; mais avec cela je n’avais ni paix ni bonheur.

Mes doutes et mon incrédulité ne provenaient pas de la légèreté ou de l’insouciance de mon esprit ; non, c’était la rigueur de mes principes qui m’avait amené là, aussi une amère tristesse remplissait-elle mon âme.

Je la portai seul ; mes amis les plus intimes, ceux avec lesquels j’avais été jusqu’alors unis dans la foi et qui maintenant encore sont en rapport avec moi, ne purent lire dans mon cœur.

Je ne voulais pas leur ravir ce qu’ils possédaient, je savais qu’ils ne pourraient me venir en aide, et je n’aurais jamais pu dire un mot de cela à des moqueurs.

Je ne voulais rien avoir à faire avec les moqueurs ; car j’ai toujours eu, même dans les temps où j’avais tout jeté par-dessus bord, de l’antipathie pour les gens qui traitent les choses saintes avec une telle légèreté d’esprit.

J’étais maintenant débarrassé de toute foi au Dieu vivant ; mais j’étais aussi l’homme le plus malheureux qu’on pût voit.

Une chose m’était claire, s’il n’y avait pas de Dieu vivant, ce n’était pas la peine de vivre, et le plus sage et le plus raisonnable était de mettre fin à une telle existence.

Existait-il, au contraire, un Dieu personnel et vivant, qui m’avait créé, alors le suicide devenait un crime, que Dieu ne pouvait souffrir.

Je pris la résolution de m’ôter la vie, et me préparai d’abord à un essai décisif.

S’il y a un Dieu vivant, me dis-je, il m’empêchera d’exécuter le dessein que j’ai formé de perdre la vie qu’il m’a donnée.

Si mon premier essai ne réussit pas, je tenterai encore trois autres épreuves, du même genre, et si finalement mon projet avorte, je croirai à un Dieu vivant, qui tient ma vie dans sa main et qui veut que je fléchisse le genou devant Lui pour L’adorer.

Autrement, je ne croirai jamais.

J’étais si sûr de mon affaire, que je ne crus pas un seul instant à l’insuccès de ma première tentative.

" Je me rendis dans ce but chez un de mes amis, aide pharmacien de la localité, et je lui dis candidement : " mon bon ami, j’ai dans mon appartement une quantité effrayante de rats qui rongent mes bottes et mon linge, ne pourrais-tu pas me donner un peu d’arsenic pour me débarrasser de ces animaux ?

Mais donne-m'en suffisamment pour que cela soit efficace. "

" A vrai dire, cela ne m’est pas permis, répondit l’autre ; mais comme je suis sûr que tu n’en feras pas un mauvais usage, je t’en donnerai. "

Et là-dessus, il me mit dans la main une dose d’arsenic, qui, disait-il, suffirait à tuer un homme.

Je me sauvai à la maison comme avec un trésor.

Avant d’avaler le poison, je voulus détruire le cornet qui le contenait afin de ne pas compromettre mon obligeant ami.

Je versai la poudre sur une feuille de papier blanc posée sur mon pupitre et sortis à la cuisine pour y brûler le cornet.

Quand je revins dans ma chambre, ma poudre n’y était plus, elle avait disparu sans laisser de trace pendant ma courte absence.

Quand j’avais ouvert la porte, il s’était produit un tel courant d’air que poudre et papier avaient été emportés par la fenêtre ouverte.

Il y avait justement devant la fenêtre un tas de chaux préparée pour le crépissage de la maison.

Ma poudre y était tombée et était perdue à tout jamais.

" Sot et maladroit que je suis, m’écriai-je en colère ! mais je vais trouver un autre moyen, et sans attendre ! "

Je décidai de me précipiter dans la fosse d’aisances, je voulais en finir le plus tôt possible, le moyen m’importait peu.

Je m’égratignai légèrement le bras et je fis plusieurs taches sur le plancher et dans mon mouchoir pour faire croire à de violents saignements de nez.

Je voulais que toute idée de suicide fut écartée pour l’amour de mon vieux père, et ces taches de sang devaient faire supposer un affaiblissement dont les conséquences m’eussent fait perdre l’équilibre.

Je suivis mon plan ; au moment où je voulais prendre mon élan pour sauter dans la fosse, on frappa violemment à la porte, et avant que j’eusse le temps de me précipiter, quelqu’un l’ouvrit avec force.

Je me hâtai de retourner dans ma chambre, plein de colère.

" Tu vas agir tout autrement, me dis-je ; tu as été décidément par trop sot, et vraiment c’était un bel endroit pour y mourir ! maintenant je veux réussir à tout prix et ne me laisserai arrêter par rien !

Je cherchai un grand couteau, un vrai poignard, je l’aiguisai soigneusement, puis me rendis dans les environs de Bâle.

Je me cachai dans l’épaisseur du bois et y cherchai un coin éloigné.

Là, j’étais sûr d’être hors de l’atteinte des hommes, il ne fallait pas qu’on entendit mes gémissements, si je ne réussissais pas à me faire d’un premier coup, une blessure mortelle.

Je m’étendis par terre, dans un épais fourré, entre deux arbres, j’ôtai mon habit et mon gilet, j’ouvris ma chemise, je saisis le couteau et j’allais l’enfoncer dans ma poitrine, quand j’entendis tout à coup près de moi une voix d’enfant à laquelle répondit la voix d’une mère.

C’étaient de pauvres gens qui ramassaient du petit bois, ils vinrent droit au lieu où je m’étais caché, et il ne me resta autre chose à faire que de déguerpir et de m’éloigner.

Aussi longtemps que ces gens se trouvaient dans mon voisinage, il m’était impossible d’exécuter mon plan ; finalement je renonçai à prendre la forêt pour théâtre de mon suicide et je m’en retournai à la ville.

" Chose incompréhensible ! il ne me vint pas à l’esprit alors, que j’avais déjà essayé trois tentatives de suicide et que toutes les trois avaient avorté pour des raisons indépendantes de ma volonté !

Je ne réfléchissais pas que le Dieu vivant pouvait bien avoir Lui-même fait échouer ces tentatives si téméraires !

Aussi étais-je plus que jamais décidé à exécuter mon dessein, et je résolus de me précipiter du haut du pont du Rhin, à l’endroit où l’eau était la plus rapide et la plus profonde.

Pour cacher toute apparence de suicide, je voulus attendre qu’un petit bateau passât sous le pont, je me donnerais alors l’air de l’examiner d’une façon imprudente et ma chute pourrait paraître un accident.

Cette fois, mon entreprise devait à tout prix réussir ; le courant était fort et dangereux, et le pont peu animé en ce moment.

" Je me plaçai à l’endroit où le fleuve est surtout rapide et profond et j’attendis qu’un bateau passe.

Il en vint trois, l’un après l’autre, je les laissai passer ; un instant après une petite chaloupe s’approcha rapidement ; celle-là me parut convenir, car cette coquille de noix pouvait être bien loin en quelques instants.

Comme elle passait sous le pont, je me penchai fortement sur le parapet faisant semblant de l’examiner plus attentivement, et perdis presque l’équilibre ; mais au moment où je voulus m’élancer vigoureusement, quelqu’un me saisit violemment par le bras et me tira en arrière.

" - Qu’est-ce qui te passe donc par la tête, Ludwig, et pourquoi te pencher ainsi sur le parapet ? Me cria mon ami Legrand.

" - Il s’était approché de moi sans que je l’eusse remarqué.

" - Que serait-il arrivé si je ne t’avais empoigné ! tu serais immanquablement tombé dans l’eau. Qu’avais-tu donc à regarder là ?

" - Je regardais un bateau qui passait sous le pont, répondis-je en éludant la question.

" Et, me laissant prendre le bras par Legrand, je quittai le pont avec lui, et nous nous dirigeâmes vers la ville. Il parlait de choses et d’autres avec animation sans soupçonner les pensées et les sentiments qui remplissaient mon cœur.

" – N’est-ce pas, tu donnes ce soir une leçon dans la maison de mon oncle ? fit mon ami. Jusque-là nous avons encore une bonne heure à causer ensemble, puis je t’accompagnerai ; je vais profiter de l’occasion pour faire une visite à mes parents.

" Ainsi fut fait.

Le bon Legrand avait tant de choses à me raconter, qu’il ne remarqua pas ma taciturnité et ma tristesse ; il ne me quitta que lorsqu’il me vit dans la maison de son oncle, et en face de mes élèves.

Je donnai ma leçon bon gré mal gré, mais vous me croirez sans peine si je vous dis que j’étais peu à mon affaire.

J’étais fermement décidé, ma leçon terminée, à retourner au pont et à en finir avec la vie.

Du reste, la nuit était venue et mon dessein en était d’autant facilité.

" Je donnais encore ma leçon, lorsqu’on vint me prévenir qu’une jeune fille désirait me parler et qu’elle m’attendait dans l’antichambre.

Envoyée par M. B., qui était arrivé à Bâle pour quelques jours seulement, elle venait me prier d’aller, si possible, après ma leçon visiter cet ami, qui était malade, et ne pouvait venir lui-même me voir.

" Il logeait chez M. N. – Je viendrai, répondis-je, et dans mon esprit je pris la résolution de me jeter dans le Rhin en passant sur le pont.

Je terminai ma leçon et me préparai à quitter la maison.

Devant la porte, je retrouvai la petite fille qui m’attendait.

Je connais le chemin, lui dis-je, tu peux t’en retourner chez toi !

" – Il faut pourtant que je retourne chez M. N. ; dit-elle, je ferai la route avec vous.

" Et elle se mit à marcher tout près de moi. Sa présence gênait naturellement l’exécution de mon dessein et pourtant je persistais dans ma résolution d’en finir.

Je ne comprends pas encore, à l’heure qu’il est, comment j’avais pu oublier si complètement la résolution que j’avais prise de croire en Dieu, à un Dieu vivant, et de l’adorer, si les trois essais de suicide que je ferais, devaient manquer.

Je n’y songeais pas, et pourtant j’avais déjà fait quatre épreuves et j’étais sur le point d’accomplir la cinquième.

" Va toujours à la maison, dis-je à l’enfant, je te rejoindrai tout à l’heure, car j’ai encore une petite affaire à régler de l’autre côté du Rhin !

" Je passerai le pont avec vous, fit-elle toute réjouie, car j’ai justement une commission à faire de ce côté et je craignais d’aller toute seule pendant la nuit. Maintenant je puis aller et venir avec vous.

" Ce ne fut qu’alors que je commençai à comprendre que cette enfant pouvait bien m’avoir été envoyée comme un ange gardien pour m’empêcher de poursuivre le chemin de la perdition dans lequel je marchais.

Elle ne me quitta pas des yeux, et je me vis donc obligé de remettre mon projet à plus tard.

Je montai chez M. B., qui était malade.

Il désirait me parler d’un jeune homme qu’il avait placé sous ma protection et mon patronage ; je pus lui en donner des nouvelles réjouissantes, car son protégé s’était réellement bien comporté.

Je lui demandai s’il désirait jeter un coup d’œil sur les comptes qui le concernaient ; j’avais justement sur moi mon carnet de notes.

Pour éviter que ma mort subite amenât aucune difficulté, j’avais pris soin de mettre tous mes comptes en ordre.

" – Oh ! dit monsieur B., je ne vois pas la nécessité de vérifier ces notes maintenant, nous ne sommes de longtemps pas à la fin de l’année ; vous me les donnerez quand elles seront toutes terminées.

" – Cependant, M. B., comme vous venez rarement à Bâle et que j’ai justement ces comptes ici, il me serait agréable que vous voyiez vous-même si tout est en ordre.

" – Très bien, très bien, cher Ludwig ; puisque vous le voulez absolument, donnez-moi ces notes.

" Et aussitôt il les parcourut. Après quoi il me dit avec une satisfaction visible :

" – Vous êtes méthodique jusqu’à la pédanterie, je n’aurais pas cru que vous le soyez à ce point. Tout cela est si parfaitement classé et noté, et pourtant vous ne saviez pas mon arrivée ! allons, cela me réjouit d’avoir encore appris à vous connaître sous ce nouveau jour !

" Ces mots me troublèrent profondément. Je voulais prendre congé de lui, lorsque M. N., le propriétaire, entra.

Il était aveugle depuis douze à quinze ans, et je savais qu’il avait, outre sa cécité, bien des croix à porter.

B. me présenta à lui ; je dus donc, par politesse, rester encore quelques instants.

Quand il apprit que j’étais étudiant en théologie, il sourit amicalement et se mit à causer avec moi, me priant de l’excuser, s’il lui arrivait de faire quoi que ce soit de maladroit dont sa cécité fut la cause.

Je répondis à cela qu’il trouvait sans doute bien douloureux le lot qui lui était échu pour toute sa vie : être aveugle et déjà depuis si longtemps !

" Un lot douloureux ? s’écria-t-il, oh non ! mille fois non ! je ne voudrais à aucun prix changer ma vie actuelle avec celle d’autrefois, alors que je jouissais encore de la vue et de la santé ! depuis que la vue extérieure m’a été ravie, les yeux de mon âme se sont ouverts ; j’ai appris à connaître mon Sauveur, et je suis de plus en plus heureux.

Les joies extérieures, les jouissances auxquelles j’ai dû renoncer, ont été largement compensées par les bénédictions que mon Sauveur me donne chaque jour. "

Et alors, convaincu qu’il avait devant lui deux croyants, l’aveugle parla, dans la profonde plénitude de son cœur, de tout ce qu’il avait trouvé dans la foi en son Sauveur.

" Tandis qu’il parlait, son regard brillait d’une paix et d’une joie telles que l’on sentait en lui une force divine plus grande et plus puissante que tout bonheur ou toute souffrance terrestre.

J’étais là, silencieux, et ne pouvant me lasser de l’entendre et de contempler ce visage illuminé d’une clarté si rayonnante que sa cécité même en était comme éclairée.

A ce moment, il tomba comme des écailles de mes yeux.

Les paroles ne peuvent rendre ce qui se passa en moi. Le voile qui couvrait ma vie et mes actions se déchira, je vis la main puissante du Dieu vivant déjouant mon projet impie, non pas trois mais quatre et jusqu’à cinq fois.

Il me sembla que je paraissais devant son saint tribunal comme un meurtrier.

Je ne pouvais plus douter de l’existence de Dieu, d’un Dieu vivant et juste qui ne tient pas le coupable pour innocent.

L’aveugle avait arraché de mes yeux l’épais bandeau qui les couvrait ; il avait fait briller devant moi une lumière qui pénétrait mon âme et anéantissait comme un feu, consumant ma conscience coupable.

" Je pris rapidement congé de ces deux messieurs et me hâtai de rentrer chez moi ; je ne songeais plus ni au Rhin, ni au pont.

Arrivé dans ma chambre, je fermai la porte, décidé à ne pas quitter ma demeure avant d’être au clair avec Dieu, dont le jugement pesait sur mon âme.

En regardant autour de moi, je vis quelques pommes et quelques morceaux de pain sur la table.

Cela suffira pour soutenir mon corps, me dis-je ; non, je ne passerai pas le seuil de ma chambre avant d’avoir été accepté par mon Sauveur et avant d’avoir reçu de Celui que j’ai offensé si gravement le pardon et la paix.

C’était la fin des vacances.

Je savais que personne ne remarquerait mon absence, même si elle durait quelques jours ; on pouvait supposer que j’avais entrepris une petite excursion.

D’ailleurs, j’avais peu de connaissances en ville, et pouvais rester seul sans crainte d’être troublé.

" Je passai ainsi six jours et six nuits, la plupart du temps à genoux, seul devant la face de mon Dieu.

Pendant trois jours et trois nuits je ne fermai pas les yeux ; la Lumière ne pouvait pénétrer dans mon âme ; le ciel était d’airain au-dessus de moi ; mes prières et mes cris, ma faim et ma soif de repentance étaient repoussés.

La juste colère de Dieu, contre lequel j’avais péché avec tant d’impudence, d’orgueil et d’impiété, pesait sur moi de tout son poids et me tenait désespéré et comme suspendu au-dessus de l’abîme.

Je ne sentais pas le manque de sommeil et de nourriture.

Mes quelques pommes suffirent à tromper les besoins de mon corps, mais mon âme languissait en vain après un rafraîchissement.

Elle était dans les angoisses de la mort et du jugement, et elle y resta pendant trois jours et trois nuits.

" Enfin, au quatrième jour, le Seigneur laissa tomber sur mon âme abattue les rayons de Sa grâce et de Sa paix.

Il la remplit de plus en plus du sentiment de Son pardon et de Sa miséricorde ; mais je n’osais me fier à ce sentiment, tant je craignais de me tromper moi-même.

Je priai encore de tout mon cœur que Dieu me donne un signe auquel je puisse me cramponner, une assurance qu’Il m’avait accepté en effet, et qu’Il m’avait pardonné pour l’amour de Jésus.

" Seigneur, soupirai-je, aie égard à ma faiblesse, et laisse-moi trouver une réponse dans Ta parole quand je l’ouvrirai.

Que le verset principal, imprimé en gros caractères, qui se trouvera sur le feuillet du côté droit, soit ta réponse. "

Je sais bien que ce n’est pas la vraie manière d’employer la Parole de Dieu comme réponse à nos demandes, ajouta ce digne pasteur ; mais dans les ténèbres où je me trouvais, je saisis ce moyen, comptant que le Seigneur userait de miséricorde envers son faible enfant.

" J’ouvris la Bible, et mon regard tomba sur le premier verset à droite, imprimé en gros caractères : j’efface tes transgressions comme un nuage, et tes péchés comme une nuée ; reviens à moi, car je t’ai racheté (Esaïe 44 : 22).

O Seigneur, priai-je encore, sois indulgent, tu connais ma faiblesse, donne-moi encore une réponse, je n’ose presque pas croire à cette parole.

Cette fois, que ce ne soit pas un verset en gros caractères, mais en caractères ordinaires, et sur le feuillet du côté gauche, celui que mon doigt touchera quand je le glisserai entre les pages !

Je fis ainsi, mon doigt se posa sur ce verset : quand vos péchés seraient comme le cramoisi, ils deviendront blancs comme la neige (Esaïe 1 : 18).

Alors je ne pus plus douter, et pourtant j’osai demander encore une preuve de Sa miséricorde à Celui qui m’en avait déjà tant donné.

Je priai le Seigneur de m’accorder encore une Parole : ce devait être le verset que mon doigt toucherait sur le feuillet droit et en caractères ordinaires.

J’ouvris une troisième fois ma Bible et voici le verset que mon doigt rencontra : " Le Seigneur n’a point de plaisir à la mort du pécheur, mais plutôt à ce qu’il se convertisse et qu’il vive.

" Cette fois tous mes doutes, mes craintes, ma timidité disparurent.

Une paix et une joie parfaites remplirent mon cœur, tellement que je ne me sentais plus de joie et d’allégresse.

" Je voulais sortir pour annoncer à mes amis, avec louanges et actions de grâces, tout ce que Dieu avait fait pour moi et j’avais déjà la main sur le loquet pour ouvrir la porte : Arrête, me dis-je, tu ne peux sortir ainsi, tu ne peux te faire voir aux hommes dans cette ivresse de bonheur ; reste d’abord tranquille, et recueille-toi en ton Dieu.

Tu vas encore demeurer ici trois jours seul, les pommes qui restent suffiront pour le corps, mais l’âme doit d’abord être paisible et affermie en son Dieu Sauveur ; après cela tu pourras aller dans le monde et revoir tes amis pour commencer une vie nouvelle.

" Je fis ainsi.

Je restai encore trois jours et trois nuits seul avec mon Dieu dans une sainte et ineffable communion ; j’eus seulement quelques courts instants de sommeil, mais je n’éprouvai aucun besoin de fortifier mon corps, tant je fis l’expérience de la vérité de cette parole : " l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. "

Les quelques pommes qui me restaient suffirent complètement à l’entretien de mon corps, l’âme puisait dans la Parole de Dieu l’apaisement de sa faim et de sa soif.

" Quand les trois jours furent écoulés, j’étais arrivé à la clarté et à la paix ; une joie calme et profonde remplissait mon cœur, et ce fut alors seulement que je quittai ma demeure.

La première personne que je rencontrai fut mon ami Legrand.

" – Ludwig, que t’est-il arrivé ? me cria-t-il de loin, tu as tout à fait changé d’aspect ; te voilà rayonnant de joie ! quel grand bonheur est donc tombé sur toi ?

" Je te le dirai, répondis-je, mais pas ici sur la rue.

Nous entrâmes ensemble dans ma demeure, où je racontai à mon ami tout ce qui m’était arrivé dans ces derniers mois et dans les derniers jours si remplis de toutes sortes d’émotions.

Nous nous agenouillâmes ensemble et remerciâmes le Seigneur pour la grande miséricorde qu’Il m’avait témoignée.

" Plus de soixante ans se sont écoulés dès lors, ajouta mon vénérable ami – et pendant son récit la voix lui avait souvent manqué, et ses yeux s’étaient ,à plus d’une reprise, mouillés de larmes.

Mais maintenant une expression de joie ineffable, d’amour et de gratitude rayonnait sur sa figure vénérable.

Plus de soixante ans se sont écoulés dès lors, et mon divin Maître m’a de plus en plus enrichi de Ses grâces et de Ses bénédictions, tellement que je ne pourrais jamais assez le bénir et le louer.

Combien Il a été fidèle à mon égard, surtout lorsque, dans ma faiblesse, je m’étais éloigné de Lui !

" Oh ! combien je me réjouis de pouvoir bientôt le louer dans une langue nouvelle ! combien je me réjouis de pouvoir bientôt – car le moment ne peut être éloigné – le contempler face à face ! "

Nous restâmes longtemps silencieux.

Je pressentais peu, à ce moment, que trois semaines plus tard, je contemplerais ce visage, alors si plein de vie, dans la tranquillité suprême de la mort.

Ses nobles traits exprimaient la plénitude de la victoire, de cette victoire qui transforme chacune de nos plaintes et chacun de nos soupirs en autant de cris de louange et de chants d’adoration !

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